Ordonné prêtre en 1967, je connaissais déjà le travail manuel. Mes années de séminaire avaient été marquées par le concile, la rencontre d’un prêtre ouvrier (PO) d’avant 54 et l’acceptation par mon père que je sois prêtre pour « rester du côté des ouvriers ».
J’entrais ainsi dans ce qui m’apparaissait l’intuition des P.O. Aller, « au-delà du mur », vivre un ministère de première annonce fait d’un partage vécu de la condition ouvrière dans ce qu’elle peut avoir de plus rude et d’un engagement sans retour dans des lieux où les consciences se forment collectivement. Être là pour vivre un ministère symbolique exprimant que tous sont aimés de Dieu et appelés à faire naître une Humanité nouvelle, Corps du Christ !
Ouvrier professionnel en métallurgie puis, pendant 5 ans, permanent syndical CFDT en Picardie, j’ai ensuite eu du mal à retrouver du travail. Ce fut alors la galère de l’intérim, des petits boulots, des formations pour finalement faire comme des centaines de travailleurs de la région : partir sur Paris chercher du travail. C’est ainsi que j’arrive à Chausson Gennevilliers, un établissement de 4000 travailleurs dans une société qui en comptait quelques 17 000.
UNE ENTREPRISE QUI LUTTE
Des revendications nouvelles se font alors jour. En 83, grève de 4 semaines pour » ne pas rester OS à vie ». En 88, cinq semaines « pour les salaires et la dignité ».
La CFDT devient majoritaire à l’issu de ces conflits majeurs. Je suis élu secrétaire du Comité Central d’Entreprise tout en restant à l’atelier: Le temps de secrétariat est réparti sur le bureau du CCE. Nous constituons ainsi un collectif de responsables qui restent en prise avec la réalité des ateliers, professionnellement reconnus et humainement connus.
Rester collés au quotidien de ceux qui nous élisent c’est affirmer que ce quotidien est notre fierté et quelque part, pour moi PO, reconnaître dans ce quotidien, le lieu où Dieu habite, la chair de l’Eucharistie, « l’offrande agréable à Dieu »…
Des luttes éclatent régulièrement. Elles sont loin d’être toutes victorieuses. On perd du fric… Mais au cours de ces conflits, les débats quotidiens en AG ou en petits groupes, les affrontements avec les tenants du patronat, la police ou la justice, les échanges au cours des veilles ou des piquets de grève, font que les gens se découvrent, divers et riches, s’apprécient au-delà des barrières que sont les ateliers, les qualifications, les origines, les cultures … La solidarité ouvrière se forge, s’étend même à la maîtrise et le positionnement des cadres se modifie…
Les paroles se libèrent. Les idées s’échangent et la complexité des problèmes apparaît: Rapatrier le boulot est une chose mais un chômeur en Italie vaut autant qu’un chômeur en France…
Et quand on reprend le boulot ensemble, parce qu’on ne peut plus tenir, même la rage au ventre et les larmes aux yeux, on est fier d’avoir gagné en dignité, en liberté, en prises de conscience, en découvertes. L’efficacité est une chose: c’est pour cela qu’on se bat … Mais le résultat d’une lutte ne se mesure pas qu’à son efficacité première.
Une lutte relève du registre de la dignité. De la liberté. De la fraternité. C’est le lieu où des hommes et des femmes osent collectivement, se mettent debout et se rendent compte qu’ils valent mieux que tout l’or du monde. Le lieu où les espérances dépassent les fatalismes!
L’Explosion
En 1993, les actionnaires que sont Renault et Peugeot, pour des raisons de stratégie internationale, entreprennent, sans le dire, la liquidation de la société. C’est un plan de 1104 licenciements et 4 semaines de grève très dure. On se bat pour des solutions industrielles. On n’arrive guère qu’à améliorer un plan dit social.
La bataille continue sur le terrain institutionnel, juridique et dans l’usine pour faire prendre conscience que l’avenir de tous est menacé, que l’encadrement est utilisé pour faire passer des messages mensongers mais qu’on a besoin de tous pour gagner.
Il faut argumenter, démontrer, faire des dossiers et aller en débattre dans les services et ateliers. Il faut dénoncer les fausses solutions : »demain tout ira mieux »… » il suffit de rapatrier »… « On ne peut pas faire autrement »… etc…
Il faut oser dire la réalité. Informer, débattre, multiplier les AG, s’affronter. Informer de toutes les démarches et de leur contenu. Éviter la langue de bois…C’est un devoir, un service de vérité. L’homme, le travailleur n’a pas besoin d’avant garde fut-elle patronale ou ouvrière qui penserait pour lui. Collectivement, tous peuvent réfléchir, décider, agir.
Élu des travailleurs, responsable syndical, j’ai, comme les camarades, la responsabilité de ce service de la vérité, de faire vivre le débat, d’organiser l’action …
PO, j’ai quelques raisons de croire que l’homme vaut la peine qu’on le prenne au sérieux, qu’on lui confie son destin, qu’on l’aime au point de lui faire confiance. C’est là, pour moi, le cœur de l’Incarnation. Le cœur de cette consécration dans la vérité !
Au terme des débats, ce qui se décide n’est jamais exactement ce que nous pensions. La confrontation des idées et des convictions fait apparaître des idées nouvelles. C’est pourquoi l’unité des travailleurs et de leurs organisations est essentielle.
La classe ouvrière est un peuple multiple et diversifié. Mais elle n’a jamais la parole. Comme chez les plus pauvres elle ne sait cacher ni ses querelles ni ses divisions. Pourtant quand les luttes sont les siennes, quand la parole lui est donnée, quand les syndicats sont ses outils de réflexion et d’action, alors par-delà les chapelles, éclatent la solidarité, la fraternité, la conscience d’un destin commun.
Élu et responsable, comme les copains, je suis artisan de cette unité. Dans le quotidien j’y ai découvert des militants, des travailleurs qui forcent mon admiration et mon respect, même si nous avons des analyses différentes. Et cela est réciproque. Des amitiés solides sont ainsi nées. Cela a sans doute permis de réaliser et de maintenir durablement l’unité de toutes les organisations et donc des salariés.
« Ce peuple, mon peuple qu’il soit un! » De par mon ministère, j’ai une raison supplémentaire de me faire le serviteur de cette unité et de la signifier symboliquement : Ce peuple est le lieu de Dieu !
NOUS AVONS PERDU…
Les actionnaires ont fini par faire déposer le bilan à l’entreprise. Je suis élu à l’unanimité des organisations syndicales « Représentant des Salariés » et porte parole de l’intersyndicale.
Libé parle de « l’homme fort de Chausson »…La Croix titre « Le Combat de B. Massera »… Non, je ne suis pas l’homme fort.
Si j’ai une force, je la tiens des travailleurs et de leurs organisations. C’est là qu’il faut regarder. Je le fais savoir aux journalistes et aux copains qui veulent tracer mon portrait : Dans ce monde où on ne regarde que les leaders on ne voit que la trompette et on oublie le musicien.
Ce combat n’est pas le mien. Il est celui du peuple auquel j’appartiens. J’y participe totalement comme tous les camarades qui ont le courage de lutter, d’affirmer leur dignité, de dénoncer les scandales, de crier leur colère, leur refus du fatalisme, leur volonté et leur espérance… Ce peuple là c’est le mien et je l’aime. Je n’ai pas le droit de m’approprier ce qu’il est, ni son courage, ni sa dignité.
La bonne nouvelle, l’avènement d’un monde de fraternité, je le vois germer, là, dans ces hommes et ces femmes en lutte. J’en témoigne. Je ne suis que la trompette. Ensemble, avec tous ces camarades qui luttent, chacun à sa mesure, nous sommes les musiciens.
Pendant 2 ans on va se battre unitairement, en faisant vivre des AG fréquentes, des débats, en multipliant les actions spectaculaires, parfois très rudes pour faire avancer les négociations.
On se bat pour des solutions industrielles. Malgré notre mobilisation massive, constante et unitaire nous n’avons pas réussi à entraîner une solidarité d’action forte dans les groupes automobiles. Nous n’avons pas réussi à modifier les stratégies industrielles de Renault et Peugeot. Nous avons retardé les échéances d’une dizaine d’années. Nous ne les avons pas supprimées. Nous avons perdu sur la revendication d’une solution industrielle, sur le maintien de la société …
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MAIS NOUS AVONS GAGNE
Le dos au mur, sentant les solutions industrielles nous échapper, nous avons continué à nous battre pour arracher des mesures financières et sociales, pour veiller au respect des engagements pour qu’aucun « Chausson » n’aille à Pôle Emploi ! Sur ce terrain nous avons gagné mais nous avons surtout gagné sur le terrain de la dignité, de l’humanité. Ces hommes et ces femmes sont fiers de l’histoire qu’ils ont écrite. Beaucoup ont pris conscience qu’il n’y avait pas d’espérance en dehors de l’action et de l’action collective.
Ce qui explique sans doute que des dizaines de camarades, dans leur nouveau lieu de travail, se sont syndiqués et même pris des responsabilités syndicales, ce que certains n’avaient jamais fait chez Chausson !
Nous avons lutté le dos au mur. Et pendant des années des consciences se sont forgées. Des paroles se sont libérées. Des fraternités se sont construites. Des dignités se sont affirmées. Des espérances ont fleuri. Ces espérances ne sont pas liées à l’efficacité mais à un sens humain, à la dignité des travailleurs, à la dignité d’un peuple debout qui refuse le fatalisme.
Cette dignité c’est celle d’un peuple qui devient un peu plus libre, un peu plus humain. Celle d’un peuple qui se construit et défend des projets où personne ne reste sur le côté. C’est la dignité des fils de Dieu qui naissent dans les douleurs de l’enfantement.
Dieu se tait dans ces affrontements et ces luttes quotidiennes. Mais Il est pourtant pour moi, tellement présent dans la chaleur de ces compagnonnages et dans ces luttes d’humanité.
J’en rends compte et rappelle sans cesse à l’Église, par ce que je suis et vis, que c’est là que se construit l’Humanité nouvelle !
Vivant aujourd’hui la condition d’ouvrier en retraite, l’Incarnation demeure, comme hier le fil rouge de ma vie de prêtre. Je poursuis ma lutte dans le syndicalisme et l’engagement associatif pour la reconnaissance des droits et de la dignité de mes compagnons de quartier, d’histoire et des populations migrantes.
A l’heure où les politiques désespèrent les populations et où l’Église semble trop souvent se replier sur elle-même ou sur son apparaître, mon ministère de PO est plus que jamais porteur d’espérance !
Bernard Massera scj.,
Prêtre-ouvrier.