L’Utopie d’un Confiné
Après plusieurs semaines de confinement, nous sommes loin de maîtriser le Covid-19. Il s’agit bien en effet de maîtriser le virus et aucunement de partir dans une guerre qui serait aussi ridicule que celle de Don Quichotte contre des moulins à vent.
Les virus sont des éléments de la vie depuis l’origine du monde. Ils évoluent et se transforment suivant les époques, les lieux et les accoutumances de nos personnes. Imaginer la disparition des virus, par exemple, n’a pas de sens. Ce serait celle de la vie. Nous n’avons pas d’autres choix que celui de cohabiter avec ces réalités vivantes. Pour cela il est vital de les bien connaître pour trouver comment limiter leur dangerosité et vivre avec.
Autrement dit, il est vain de recourir à un discours guerrier ridicule. Il est inadapté d’autant qu’il ne s’accompagne pas d’actes comme, par exemple, la réquisition d’entreprises pour produire matériel de protection et de soin. Ce discours est cependant significatif car la seule alternative qu’il offre c’est celui de renvoyer les populations aux méthodes des temps où la médecine était totalement impuissante. Mais pouvait-on en attendre autre chose ?
Notre humanité, nos sociétés ont besoin de moyens pour la recherche, pour tout ce qui peut enrichir nos connaissances du vivant, pour savoir préserver et soigner les populations pour qu’elles puissent vivre avec ces défis nouveaux. Cela demande des moyens… Et nous ne les avions pas !
Il est clair aujourd’hui pour tout le monde que la France, dans son contexte de mondialisation a depuis des dizaines d’années fait le choix du profit financier plutôt que celui du soin des femmes et des hommes et de l’anticipation. Au nom du profit l’industrie a été sacrifiée avec ses travailleurs au point de perdre toute indépendance ; l’agriculture a été polluée ; la bourse a dicté le choix des cultures au détriment des besoins des populations et de la santé des agriculteurs et des consommateurs.
La recherche s’est vu devenir un des parents pauvres de notre budget national et trop souvent laissée aux mains des laboratoires privés, des trusts pharmaceutiques dont l’unique objet est la satisfaction des actionnaires. Les hôpitaux, les structures de soins ne sont plus des services mais des entreprises qui doivent être financièrement rentables. Les effectifs, les matériels, les équipements, les médicaments mêmes ne sont que des coûts financiers qu’il faut sans cesse compresser. Les gestionnaires, les financiers ont pris le pas sur les médecins et les chercheurs.
Pour cette société libérale les objectifs budgétaires sont plus sacrés que la vie humaine. Sacrifier des vies sur l’autel de la rentabilité n’est qu’un effet, certes qualifié de malheureux, mais présenté comme fatal. La mort de quelques modestes personnes n’est que dégât collatéral. Les vies humaines les plus ordinaires sont traitées comme des déchets de même que les plantes, les animaux et la terre elle-même !
Prévoir le risque d’une épidémie nécessite de constituer des stocks de matériels, de produits et de maîtriser leurs fabrications et disponibilités en plus de maintenir en état de veille un nombre suffisant de chercheurs avec de réels moyens. Tout cela représente un coût que la logique financière mondialisée ne peut accepter.
Bien évidement, dans nos sociétés capitalistes libérales modernes, il y a des choses qui ne peuvent se dire. Le paraître est prioritaire comme les « éléments de langage » pour la communication. L’ogre financier s’habille des oripeaux de l’humanisme. Le mensonge, le « camouflage » de la situation réelle est la règle. La vérité ne doit pas risquer de mettre en danger le profit. Nous n’avons pas de stocks ni de masques ni de tests par soucis d’économie ? Peu importe : faisons croire que nous en avons suffisamment puis disons que c’est inutile ou que « ça n’aurait pas de sens de tester tout le monde » …
Car ce que nous révèle clairement cette crise sanitaire, c’est que notre démocratie est malade. Malade parce que les populations sont tenues loin des lieux de décisions. La vérité et la réalité des situations leur sont cachées. La communication est l’arme capitale faite d’experts choisis et « d’éléments de langage ». Rien ne doit échapper aux maîtres des finances et à celles et ceux qui les servent sous l’apparence d’une vie démocratique.
Une société digne de ce nom ne se construit pas sans la garantie d’un socle de vérité et de transparence. Le peuple, pour exercer sa responsabilité, a besoin d’avoir les clés pour comprendre et donc pour agir. Il ne peut être infantilisé ni dépendre d’une autorité méprisante et totalitaire. Il ne peut se contenter de communication alors qu’est bafoué son droit à l’information.
Ce peuple qui fait aujourd’hui tourner la machine et sauve des vies, ces « travailleurs de premières lignes » sont précisément ceux qui hier étaient méprisés, ignorés ou qualifiés de nantis ou d’assistés lorsqu’ils revendiquaient des services publics de qualité pour tous, de l’argent pour les hôpitaux et les Ehpad, des moyens pour la recherche et pour l’éducation nationale. Ce sont ceux-là même qui demandaient de bénéficier de lois du travail leur assurant reconnaissance professionnelle et citoyenne. Ce sont ceux-là même qui, sur les ronds points, revendiquaient d’être reconnus et de vivre dignement en étant écoutés et respectés.
Dans cette crise, ces invisibles montrent non seulement qu’ils sont indispensables mais qu’ils sont capables d’organisations, d’inventivité, de générosité et d’un sens civique admirable et admiré.
Le peuple tout entier, hier méprisé et tenu pour indiscipliné, fait preuve d’une responsabilité exemplaire en acceptant de voir ses libertés réduites pour un temps alors qu’il constate, chaque jour davantage, que la situation dont il souffre est le résultat d’une politique qui a fait passer le profit avant le soin, la rentabilité financière avant le service de l’humain.
Bien sûr, la main sur le cœur, les tenants du pouvoir, nous disent qu’ils vont se « reprendre ». Ils nous parlent de primes, de nationalisations, de relocalisations, d’investissements sociaux … Autant de solutions qu’ils qualifiaient, il y a quelques jours encore « d’archaïques » ou « d’utopies soixante-huitardes ».
Ne soyons pas crédules. Le système économique libéral va certes, sortir affaibli de cette crise mais ses tenants sont prêts à tout pour sauvegarder leur essentiel. N’en doutons pas, la restauration des taux de profit risque d’être le premier objectif et l’urgence des sociétés libérales quitte à imposer des licenciements massifs et la restriction des droits, spécialement des libertés …
Les ordonnances sur la durée et les conditions de travail applicables jusqu’à l’année prochaine en témoignent. Elles risquent de n’être que les premiers pas d’une offensive plus globale contre le monde du travail et en particulier contre ceux, les sans grades d’aujourd’hui, qui font vivre le pays et que nous sommes invités à applaudir à 20 heures !
A quoi sert de donner des primes aux « héros » de nos hôpitaux, si en même temps les grilles de salaires ne sont pas revues à la hausse reconnaissant par là la qualité du travail et du service et si des emplois ne sont pas créées massivement pour assurer aux soignants comme aux soignés la dignité due à toute personne …
S’il est vrai qu’il n’y a pas de société démocratique sans exigence de vérité, il n’y en a pas davantage sans réelle liberté du peuple, sans justice sociale et sans reconnaissance du monde du travail.
Nous ne pouvons attendre passivement que les États sous la pression de la finance décident seuls de notre destin et de celui des générations à venir. La lettre – qui se voulait secrète – du président du MEDEF au gouvernement témoigne des forces qui dès aujourd’hui agissent dans l’ombre pour mettre en place les moyens d’une restauration, la plus rapide possible, des taux de profit au détriment des droits des travailleurs.
Pendant ces quelques semaines de confinement, nous avons vu des associations, des collectivités, des travailleurs faire preuve d’inventivité, de conscience politique, de responsabilité et d’un sens aigu du service public. Une immense dynamique de responsabilité, de courage, de solidarité s’est affirmée. De nombreux collectifs ont exprimé des pistes pour des alternatives économiques, sociales, écologiques et démocratiques.
Nous avons entendu et vu des citoyens, des associations, des syndicats, des politiques prendre la parole. Des convergences importantes se sont manifestées. Tout cela est riche de possibilités. Tout cela est porteur d’espérance.
Certes, des divergences existent et se disent. Nous pouvons constater ou reprocher des prises de conscience tardives. Mais devant la gravité et l’urgence de la situation, ne faut-il pas regarder devant et tout faire pour que vivent de larges débats permettant de dépasser les divergences, les reproches historiques, les querelles de chapelles et les ego pour construire des alternatives basées sur un projet politique en faveur du bien commun ?
Comment aujourd’hui ne pas espérer que les organisations syndicales et politiques, que les associations, les réseaux, les collectifs, les gilets aux multiples couleurs ne se sentent pas responsables de construire une unité et une force porteuses d’un réel changement ? Des femmes, des hommes ont pris conscience des dégâts humains et environnementaux que le système libéral actuel entraînait. Toutes et tous aspirent à vivre autrement.
C’est donc une opportunité mais surtout une responsabilité historique de toutes les organisations, de tous les mouvements, de tous les groupes et de chaque citoyen de ne pas décevoir ces aspirations. Pour cela la construction d’une mobilisation est essentielle pour éviter le replâtrage d’un système inhumain et imposer un véritable changement. Rien ne peut se faire sans mobilisation, sans analyse pour éclairer les consciences, sans engagement citoyen et sans perspectives construites ensemble.
C’est ce qui s’est passé au lendemain de la guerre, où le programme du Conseil National de la Résistance a pu se mettre en place grâce à un réel rapport de force social et politique après de longs débats dans la Résistance.
C’est peut-être une utopie mais je fais mienne la parole de quelqu’un qui a écrit « l’utopie reste utile si elle nous permet de faire quelques pas dans la direction qu’elle propose. Tout ne va pas changer parce que nous en rêvons mais des choses peuvent évoluer si on se motive en tendant vers le but dont nous rêvons. »
C’est peut-être une utopie, mais elle me fait vivre, espérer et agir d’autant que je la trouve toute pétrie d’un levain évangélique.
« L’humain d’abord » crions-nous tous ensemble dans les manifestations. J’entends alors l’Homme de Palestine me dire que nous ne pouvons servir deux maîtres, qu’il nous faut choisir entre le Dieu qui fonde notre fraternité humaine et le dieu argent qui dévore l’humanité et la création toute entière.
Il n’y a pas de société digne de ce nom, solidaire et fraternelle, sans vérité, sans liberté et sans justice disons-nous, y compris avec Vatican II. J’entends alors Isaïe et tous les prophètes nous parler de la Justice et du « jeûne qui plaît à Dieu ». J’entends Paul mettre la Liberté au-dessus des règlements qui oppressent les enfants de Dieu que nous sommes toutes et tous. Je vois le Christ s’identifier à la Vérité comme si c’était là un de ses noms propres.
Je vois les forces de l’argent dominer notre terre, briser les vies. Je vois l’incapacité des hommes et des femmes à se mettre ensemble aujourd’hui pour ouvrir une ère fraternelle. Je suis parfois un de ces deux découragés sur la route d’Emmaüs.
Mais à la vue de ces femmes et de ces hommes qui ont pris conscience des dégâts humains et environnementaux que le système libéral actuel entraînait, je me souviens qu’il nous faudra la patience des foules qui avec Moïse et quelques autres se forgeaient une conscience de peuple pour entrer sur la terre promise à ceux qui décidaient de vivre ensemble comme des humains.
Ce peuple qui aspire à vivre autrement n’est-il pas celui de « l’ombre qui a vu une grande lumière » ?
Et lorsque je vois tant d’hommes et de femmes crier leur espérance, prendre des risques et oser agir pour une terre d’humanité et de fraternité, lorsque que je partage l’eucharistie avec mes frères et sœurs dans la foi, alors « mes yeux s’ouvrent » et je reprends confiance et courage.
Les matins de Pâques existent. Les forces de l’argent et du mal ne seront pas toujours les vainqueurs même si mes yeux ne verront pas cette victoire ni cette terre que j’aime devenir enfin celle des enfants de Dieu vivant en fraternité dans un environnement régénéré.
Mais oui, au bout de mon utopie, je sais qu’il y a une création nouvelle. Elle est aujourd’hui dans les douleurs de l’enfantement. Mais, c’est sûr, elle vient ! Le Ressuscité nous l’a promis !
Bernard Massera
27 avril et 8 mai 2020.