Le Père Dehon a fondé en 1872 le patronage Saint-Joseph à Saint-Quentin. Mais c’était quoi au juste ce patronage ? 

Voici comment Albert Ducamp décrit le Patronage Saint-Joseph dans son livre Le Père Dehon et son Œuvre.

Selon les informations de la directrice de la Bibliothèque dehonienne, Mme Bernadette Claus, le livre de Ducamp pourra être consulté en ligne.

La vie au Patronage de la rue des Bouloirs

Quelques chiffres donneront un aperçu de la vie du Patronage : A sa fondation en juin 1872, le Patronage recevait 40 enfants ; le premier janvier 1873 ce chiffre était passé à 200. Le premier janvier 1875, ils étaient 227 admis définitivement et 74 aspirants.

Et quelle vie dans cette ruche qui chaque jour s’organise et [109] se monte ! Entrons-y le dimanche par exemple sous la conduite de M. Pluzanski, professeur au Lycée et bras droit de M. l’Abbé Dehon. Dès le matin, la Sainte Messe avec une de ces courtes instructions substantielles dont M. l’Abbé Dehon avait le secret. Tout le monde est présent. Voici d’abord, dans le vestibule, un jeune chef de section, sentinelle volontaire qui fait un moment le sacrifice de sa partie de jeux, afin d’assurer le bon ordre de la maison : pour entrer, il faut faire bon visage et exhiber sa carte, heureusement je suis connu : bonne poignée de main et nous passons.

Voici le guichet de contrôle où l’on dépose sa carte, où les amateurs de journaux prennent leurs abonnements aux Petites Lectures (48 numéros illustrés pour 0,20 par an, heureux temps !) puis la Caisse d’Épargne qui sollicite les économies de nos jeunes gens, dès leurs premiers pas dans la maison ; elle ne refuse rien : pour cinq, pour dix centimes, on vous ouvre un compte ; une fois qu’on a cinq francs, on vous donne un livret et les petits ruisseaux finissent par former une rivière ! Depuis sa fondation jusqu’en 1875, la Caisse avait reçu 4763 fr. 65. Tenez, aujourd’hui le caissier est content, la recette est bonne, il entasse ses sous. Ah ! si l’on parvenait à faire prendre aux 53 enfants, qui ont confié à la Caisse leurs menues économies, l’habitude de ne pas vivre au jour le jour et de se réserver des ressources pour les moments difficiles !

Pénétrons dans la cour, vous n’avez peut-être jamais vu de billard flamand, un jeu importé à Saint-Quentin par le Patronage, qui ne porte pas aux grosses dépenses et fait fureur ! Le voici ! Voici le préau : trapèzes, barres fixes, anneaux, tout est occupé ; c’est un plaisir pour ces enfants condamnés souvent, pendant la semaine à une certaine immobilité ou à des mouvements automatiques toujours les mêmes, de pouvoir ici, se detendre un peu les nerfs ! Il est des heures où l’apprenti et le jeune ouvrier ont besoin de faire du bruit et de donner des coups de poing. Voyez tout ce monde courir, grimper, crier à pleins poumons ; c’est une si bonne invention du cœur de Dieu que le repos du dimanche ! car, ne vous y trompez pas pour des enfants de la ville, c’est se reposer que de se démener de la sorte. À l’autre bout de la cour, voilà les pelletons qui manœuvrent sous le commandement d’instructeurs volontaires, des vétérans d’Afrique et de Crimée. Passons dans la salle : autour de longues tables, voici près du poêle, les gens paisibles qui préfèrent à une partie de barres, quelques jeux tranquilles ou une vieille collection de l’Illustration qu’ils recommencent à feuilleter tous les dimanches. Pourquoi faut-il que ces joueurs ou ces lecteurs si calmes soient dérangés sans cesse, surtout quand il pleut, par les turbulents qui, de la cour au préau refluent dans cette salle ? C’est la salle à tout faire : à peine construite, la ruche est déjà trop petite pour l’essaim qui s’y presse ! Pénétrons ensuite près de l’autel qu’une cloison roulante sépare du reste. C’est aujourd’hui jour de fête ; la lampe allumée et le conopée (car on est liturgique à Saint-Joseph) annoncent que Notre-Seigneur séjourne toute la sainte journée parmi nous ; cet enfant, ce jeune homme que vous voyez, au pied de l’autel, et dont notre entrée a troublé un instant la prière, appartient à une Congrégation pieuse qui s’est donné la mission de ne pas laisser, de tout le jour, le Saint-Sacrement sans adorateur ; laissons-le à son recueillement, loin du bruit dont retentit toute la maison. Qui sait ce que lui inspirera cette méditation… Un ou deux ont déjà pris le chemin du petit séminaire. À coup sûr, ce jeune homme que nous avons ainsi surpris, ne deviendra ni un mauvais ouvrier, ni un paresseux au travail, ni un lâche devant l’ennemi !

L’entrée dans les bâtiments du Patronage Saint-Joseph dans la rue des Bouloirs, aujourd’hui disparus

Les résultats religieux et sociaux obtenus par le patronage furent les suivants : Grâce à l’activité du saint épicier que fut M. Santerre, les consanguins devenus étrangers se rapprochèrent, les grands parents, les oncles, les tantes cessèrent d’être des étrangers pour les jeunes gens du patronage ; 1’isolement individualiste disparut et les jeunes gens désormais soutenus, trouvèrent au patronage aide effective et consolation ; beaucoup d’entre eux devinrent de véritables apôtres et apprirent au patronage l’art d’obéir et de commander ; un grand nombre d’entre eux restèrent d’excellents chrétiens ; presque tous ceux qui dans une période de dix années, parurent devant Dieu, firent une fin chrétienne et bon nombre moururent saintement. C’était trop beau ! La pression gouvernementale allait bientôt éloigner de l’œuvre les fonctionnaires. C’étaient des aides précieux, intelligents et dévoués qui disparaissaient. Le jour où le catéchisme fut proscrit des écoles, il y eut chez les enfants une véritable déchéance intellectuelle et il devint plus difficile de rendre les recrues stables. À l’issue des revues de Bataillons scolaires, les enfants prirent des airs de soldats débraillés. Comment, après cela, les grouper par l’attrait de la piété ? Les sociétés de gymnastique et surtout les fêtes de quartier, achevèrent de neutraliser l’action bienfaisante du patronage. En attendant les résurrections de l’époque contemporaine, l’œuvre de M. Gobaille et de M. Dehon avait du moins combattu le bon combat !

Mais, pourquoi anticiper sur les évènements ? Si nous montions au premier étage spécialement réservé au Cercle de jeunes gens ? Voici d’abord le salon de conversation, refuge des plus tranquilles : sur la table, tous les journaux qu’on veut bien offrir au Cercle : le Journal de Saint-Quentin, le Conservateur de l’Aisne, le Bulletin français, le Petit Moniteur, la Semaine Religieuse, les Annales de la Propagation de la Foi, etc... On peut lire ces journaux, mais aucune discussion politique n’est admise ; en temps d’élection, on n’eut pas souffert qu’un bulletin de propagande électorale parut dans la maison. À Saint-Joseph, chacun est libre de ses opinions politiques, dans le cadre du Décalogue.

Mais le bruit des carambolages nous attire dans les autres salles : le président élu du Cercle nous a aperçus, il vient nous faire les honneurs de son département et nous montrer la bibliothèque du Cercle et les salles de jeu. Avec quatre assesseurs également élus, c’est lui qui veille au bon ordre intérieur et administre le budget du Cercle, car le Cercle a sa liste civile. Celui que vous voyez circuler au milieu des groupes, un carnet à la main, et parler énergiquement à quelques-uns qui seraient tentés de faire la sourde oreille, est un sociétaire dévoué, qui a accepté la tâche ingrate d’être le collecteur des impôts. Chaque membre doit, en effet, une cotisation de 0,50 fr. par mois ; la gratuité en pareil cas ne vaut rien ; on ne s’attache qu’à ce à quoi l’on contribue de ses deniers. Gratuit, obligatoire et laïque, telle n’est pas la devise du Cercle ; on n’y vient que si l’on veut, mais si l’on vient, il faut payer quelque chose…, et l’on est exposé à y rencontrer des soutanes, puisque voilà dans cette salle, notre cher Directeur, M. l’Abbé Dehon, occupé à un entretien dont on devine aisément le sujet, il est en train de remonter le courage de ce grand et fort garçon que troublent les railleries du dehors, et qui, naturellement plein de bons sentiments, irait à la messe, à confesse, à tout ce que l’on voudrait, si l’on pouvait lui donner cet anneau grâce auquel Gygès se rendait invisible quand il le voulait. Ah, le respect humain des ateliers en l’année 1873 et suivantes !

Vous voyez beaucoup de monde dans ces salles. Fondé en octobre 1873 avec 23 membres, le Cercle compte, au mois de janvier 1875, 59 sociétaires et 80 aspirants. Il n’y a plus assez de tables, plus assez de chaises, plus assez de becs de gaz, plus assez de place ; il faudrait déjà pouvoir reculer les murs !

L’Œuvre Saint-Joseph de M. l’Abbé Dehon groupe donc déjà un patronage florissant. En marge de leurs réunions, M. l’Abbé Geispitz donne des cours de musique vocale, dont les auditions furent déjà des plus appréciées des fins connaisseurs ; une fanfare a été organisée et des cours de musique instrumentale établis. M. Daub a bien voulu offrir gratuitement de former cette jeune fanfare et voilà que, vieille de huit mois seulement, elle commence à faire du bruit dans le monde ; à la sainte Cécile, elle est allée se faire entendre à la Collégiale. Enfin M. l’Abbé Dehon a donné aux jeunes gens du Cercle une suite de leçons sur l’économie sociale et chrétienne.

Et puisque nous parlons d’enseignement, poussons donc cette porte. C’est le réduit où est la bibliothèque des plus jeunes enfants. Engageons-nous dans cet étroit escalier ; nous voici dans un grenier, qu’ont décoré, autant qu’il en était susceptible, des artistes de bonne volonté et qui sert à différentes réunions. Pour le moment, vous voyez, c’est une classe, vingt enfants, qui ne peuvent fréquenter les cours d’adultes si libéralement ouverts tous les soirs dans la ville, ou ne s’en contentent pas, y sont bien mal installés ; mais leur attention supplée à tout et répond au dévouement de leur instituteur, le zélé M. Gorius, qui, malgré ses occupations de toute la semaine, est venu offrir à l’œuvre ses services désintéressés.

Du grenier, redescendons au deuxième étage. Un instant ! Beaucoup de jeunes ouvriers ou commis vivent seuls dans Saint-Quentin, soit parce qu’ils sont orphelins, soit parce que leurs parents n’habitent pas la ville. Cet isolement les expose à des dangers que tout le monde devine, d’autant que leurs gains ne sont pas toujours très élevés. Combien il leur serait avantageux à tous les points de vue, qu’une Maison de famille leur offrit à des prix doux un asile, où la société de camarades choisis et les bons conseils de leur directeur les préserveraient des mauvaises fréquentations et du désordre ! C’est dans cette intention que quelques petites chambrettes furent disposées, à la fin de l’année 1874, au deuxième étage de la Maison Saint-Joseph. Il n’y en avait que six ; mais combien il eut été opportun que les bienfaits de cette institution eussent été pleinement appréciés, tant par ceux auxquels ils s’adressaient, que par ceux qui étaient à même d’en assurer l’avenir !

Mais la cloche sonne ; tout le monde va se réunir dans la grande salle transformée en chapelle. Tous les jeux cessent, c’est la règle : « aut bibat, aut abeat, » comme disaient les anciens dans leurs festins ! Mais nos jeunes gens n’ont garde de s’en aller ; après le Salut du Très Saint Sacrement, ils entendront une causerie familière de M. l’Abbé Dehon ; c’est un récit de voyage comportant une leçon transparente, un avis important, la réfutation d’un de ces préjugés irréligieux qui courent les ateliers ou les bureaux.

Après cette réunion générale, voulez-vous, tandis que les jeux reprennent, assister à celle de la Conférence de Charité qu’ont formée trente des plus dévoués de nos jeunes gens et que l’un d’eux préside ? Cette Conférence se charge de visiter quelques familles malheureuses ; vous verrez comment, avec de petites bourses et un bon cœur, on parvient encore à faire quelques aumônes et à consoler l’une ou l’autre misère.

Il est clair que ce groupement d’œuvres si diverses dans leur unité religieuse et sociale, avait besoin d’une organisation centrale qui lui permit de coordonner ses efforts, de vivre et de prospérer. Pour soutenir l’Œuvre Saint-Joseph tout entière, un groupe de personnalités, choisies parmi les plus éminentes de la ville, fut constitué en « Comité protecteur des œuvres ouvrières catholiques de Saint-Quentin. » Le président d’honneur en fut M. l’Archiprêtre ; le président, M. Basquin, fabricant de broderies ; les vice-présidents, M. Guérard, juge d’instruction et M. Faroux, notaire, et M. Guillaume, conservateur des hypothèques ; les secrétaires, M. Pluzanski, professeur de philosophie au Lycée et M. d’Arcosse, substitut ; le directeur ecclésiastique, M. l’Abbé Dehon, vicaire. Ainsi constituée, l’Œuvre Saint- Joseph, qui comptait parmi les membres l’élite de la ville (M. Roux, sous-préfet, M. Henri Malézieu, vice-président de la Chambre de Commerce, Messieurs Arrachart, négociants, M. le Docteur Cordier, M. Constant, administrateur des Hospices, M. Huet-Jacquemin, ancien maire, M. Julien, ancien maître de pension, M. Parmentier, juge suppléant au tribunal civil, plusieurs notaires, industriels ou propriétaires, etc., etc..), pouvait, à bon droit se présenter comme étant sous le patronage publiquement déclaré de Sa Grandeur Monseigneur l’Évêque et des personnages les plus considérables de la ville. Il était donc permis de penser, selon la judicieuse remarque de M. Pluzanski, que sous les modestes apparences de l’Œuvre Saint- Joseph, un grand intérêt social et religieux était engagé.

L’institution du Comité protecteur présentait le gros avantage de garantir, aux yeux de tout le monde, le bon esprit de l’œuvre et assurait son avenir ; il se réunissait plusieurs fois par an, se faisait rendre compte de la marche de l’œuvre et étudiait les améliorations projetées. De son côté, Monseigneur, appréciant l’utilité de ces œuvres qui s’adressent à la jeunesse, établit sous sa propre présidence, un Comité diocésain des œuvres ouvrières dont le Comité de Saint-Quentin lui fournit les plus nombreux éléments. Ce Comité diocésain était surtout un bureau central de renseignements et un comité de propagande.