To kneel or not to kneel, that is the question !

Quelques remarques sur une évolution culturelle qui est en train de se produire…

Dans son livre Réflexions sur la question antisémite, la rabbin française Delphine Horvilleur signale un développement inquiétant dans nos sociétés qui passent de plus en plus d’une « culture de la dignité » à une « culture de la victime »[1].

La culture de la dignité est comprise comme le produit d’un « universalisme blanc ». Elle est l’héritière de la morale universelle occidentale, avec ses valeurs et sa philosophie des Lumières, jugée oppressive par la nouvelle « culture de la victime ». Celle-ci s’imposant de plus en plus, souvent avec violence, refuse l’universalisme de la culture de la dignité pour mieux distinguer des groupes de personnes privilégiées perçues comme victimes ayant des droits spécifiques en réparation de ce qui leur a été infligé au cours de l’histoire.  

Pour faire comprendre la différence entre ces deux cultures, Horvilleur prend l’exemple du féminisme « universaliste », issu de la culture de la dignité. Ce féminisme se voit soudain accusé par certain(e)s d’être une « invention blanche » qui par son universalisme veut émanciper les (autres) femmes de force, au risque même de les désolidariser des combats qu’elles ont à mener pour leur « race » ou leur groupe religieux, depuis longtemps, et souvent encore de nos jours, victime du groupe des blancs. Au lieu d’être vu de façon positive comme une force libératrice, le féminisme universaliste n’est alors plus rien d’autre qu’une « arme occidentale de fragmentation de l’identité, qui en voulant libérer les femmes, les couperait d’un « nous » transcendant, et d’une fidélité à autre chose »[2].

Ce « nous » transcendant exigeant une fidélité de la part de ceux qui en tant que groupe sont considérés ou se considèrent comme victimes nourrit en eux un narcissisme exclusif qui perpétuellement les renvoie à leur famille ou à leur clan. Et Horvilleur remarque à juste titre que « dans cette vision communautaire l’individu n’est plus que l’histoire de son groupe ». Il ne pourra plus dire : « je suis cela et mille autres choses encore », il doit faire bloc avec sa « communauté », à moins de trahir sa tribu de victimes et de perdre ces droits spécifiques que ce « nous » de la culture de la victime lui octroie.

La dignité, la liberté, l’autonomie du sujet ainsi que l’égalité et la fraternité telles qu’elles sont conçues dans « la culture de la dignité » disparaissent comme valeurs fondatrices dans « la culture de la victime » qui, au nom d’une souffrance passée, vécue ou perpétrée par un groupe, affirme pour ses membres perçus comme victimes des droits et des devoirs spécifiques. 

Et de ces groupes ne fait pas partie qui veut. La vigilance face à ce qui est maintenant désigné par le vocable « appropriation culturelle » est grande, voire violente. Ainsi les individus n’appartenant pas aux « nous », définis par la culture de la victime comme « dominés » historiquement, ne peuvent en aucun cas emprunter les codes vestimentaires, alimentaires, linguistiques, etc. de ces victimes. Pareilles appropriations culturelles seraient des profanations d’éléments sacrés d’une culture à qui le profanateur n’appartient pas. Celui-ci reproduirait par sa façon d’agir « la violence faite par le passé, par le groupe dominant, à une culture dominée que l’on a dépouillé de ses richesses ».   

Autrement dit : Puis-je porter un sombrero si je ne suis pas mexicain ? Chanter du gospel, si je n’ai pas eu d’ancêtres esclaves ?  En aucun cas, car la culture de la victime exige réparation d’une usurpation ancestrale, et pour ce faire elle doit sacraliser les frontières de son groupe en refusant toute appropriation de ce qui, à l’origine, relevait de sa culture. 

Dans son tout récent ouvrage[3], Caroline Fourest analyse de façon magistrale cette nouvelle police de la pensée, déguisée en police de la culture défendant les « victimes ». 

Ce qu’elle entend par cette police de la pensée, elle l’illustre par de multiples exemples. Ainsi, l’attitude de l’UNEF. Elle se serait s’inscrite dans cette nouvelle optique, et serait devenue, selon Pierre Jourde, un de ses anciens membres, « un syndicat de talibans ». Et d’écrire dans son article Eschyle censuré : « La guerre contre la culture, c’est un beau combat étudiant. Qui rappelle plus le nazisme ou les gardes rouges que les idéaux démocratiques. » Sans entrer dans les détails, signalons que les étudiants avaient boycotté une représentation de la pièce Les suppliantes parce qu’un groupe des acteurs, même ceux de peau noire, devaient, selon les indications du metteur en scène, porter des masques blancs. 

La réaction du syndicat choqué ne se fit pas attendre. Hafsa, membre du bureau de l’UNEF, fait savoir par twitter concernant l’incendie ravageant Notre-Dame : « Je m’en fiche de Notre-Dame de Paris car je m’en fiche de l’histoire de France. » Ou encore « Les gens ils vont pleurer des bouts de bois wallah … c’est votre délire de petits blancs. » Et Caroline Fourest de conclure : « La nouvelle génération gauchiste n’est pas seulement sectaire. Elle est dangereusement incendiaire »[4].

Au mois de juin 2020, devant le Parlement européen, fut déposé un amendement visant à ne reconnaître comme « crime contre l’humanité » que la Traite européenne, la seule traite européenne, et non « la traite des esclaves » en général, comme cela était prévu dans le texte initial. 

Valeurs Actuelles mit alors en évidence le rôle de certains peuples Africains dans la vente des esclaves noirs aux négriers européens. Présentée comme une victime de cette traite, Danielle Obono, porte-parole de la France Insoumise a, parait-il, été ulcérée de la position de l’hebdomadaire. Bernard Lugan, un des meilleurs spécialistes contemporains de l’histoire d’Afrique[5], s’en mêle et fait remarquer dans une prise de position qu’« au pays de Descartes, l’émotionnel semble donc avoir définitivement pris le pas sur la Raison ». Car de fait, la vérité historique ferait consensus chez les universitaires spécialistes de la question : « une partie de l’Afrique s’est enrichie en vendant l’autre partie. Les captifs n’apparaissaient en effet pas par enchantement sur les sites de traite car ils étaient capturés, transportés, parqués et vendus par des négriers noirs aux négriers européens. Comme ces derniers attendaient sur le littoral que leurs partenaires africains leur y livrassent les captifs, il dépendait donc in fine des négriers africains d’accepter ou de refuser de leur vendre leurs « frères » noirs. » 

D’ailleurs cette coresponsabilité dans l’ignoble commerce négrier a été clairement mise en évidence par les évêques africains :

« Commençons donc par avouer notre part de responsabilité dans la vente et l’achat de l’homme noir… Nos pères ont pris part à l’histoire d’ignominie qu’a été celle de la traite et de l’esclavage noir. Ils ont été vendeurs dans l’ignoble traite atlantique et transsaharienne »

Déclaration des évêques africains réunis à Gorée au mois d’octobre 2003.

Si la culture de la victime semble prendre le relais de la culture de la dignité, dans nos sociétés de moins en moins informées de leur histoire et de celle des autres cultures, il faut se poser la question soulevée d’ailleurs par la rabbin française Delphine Horvilleur, « en quoi consisterait une identité authentique pour une culture minoritaire, qu’elle soit juive, musulmane, LGBT ou autre ». 

La réponse donnée pourrait nous faire réfléchir : être authentique, nous suggère Horvilleur, c’est reconnaître qu’on ne sait pas ce qui structure notre authenticité. Autrement dit : « Il existe en moi quelque chose qui n’est pas dépendant de ce que l’autre a fixé en moi, un résolument-moi, dont la définition m’échappe.[6] »

N’est-ce pas là s’opposer au nom de toutes les victimes à une culture de la victime pour défendre et soutenir de toutes nos forces une culture de la dignité d’ailleurs pas étrangère à notre propre tradition catholique ?

To kneel or not to kneel, that is no more the question for me!

P. Jean-Jacques Flammang scj, aumônier de l’ALUC (Association Luxembourgeoise des Universitaires Catholiques)

paru dans ALUC-Contact 2020/3


[1] Cf. Delphine Horvilleur : Réflexions sur la question antisémite. Paris, Grasset, 2019, p. 141. 

[2] id., p. 139. 

[3] Caroline Fourest : Génération offensée. De la police de la culture à la police de la pensée. Paris, Grasset, 2020, 157 pages. 

[4] id. p. 53.  

[5] Cf. Bernard Lugan : Histoire de l’Afrique. Des origines à nos jours. Paris, Ellipses, 2020, 1126 pages. Le Chapitre IV : « Les traites esclavagistes » distingue à côté de la traite interne ou inter-africaine, la traite atlantique (16e-19esiècles) et les traites arabo-musulmanes (7e-20e siècles). 

[6] Horvilleur, p. 154. 

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