Jean Ladrière, penseur de la limite
Chapitre 1
Si au XXe siècle le monde a fait, peut-être comme jamais avant, l’expérience de ses limites, il faut bien reconnaître que la philosophie l’a pu accompagner dans cette expérience et a pu donner des éléments pour l’interpréter et la comprendre. Un des maîtres incontestables en ce domaine est Jean Ladrière, l’éminent philosophe de l’Université de Louvain où il a présenté une grande thèse qui portait justement sur les Limitations, et plus particulièrement les limitations de ce domaine que l’on croyait le plus axé sur l’infini et le plus dépourvu de limitations, à savoir les sciences formelles, la logique et les mathématiques.
Pour se familiariser avec la riche pensée de Jean Ladrière, il est indispensable de commencer par étudier « Les Limitations internes des Formalismes » (1957), cette éclairante « étude sur la signification du théorème de Gödel et des théorèmes apparentés dans la théorie des fondements des mathématiques » qui compte parmi « les grands classiques » et qui à juste titre a été réédité en 1992 dans la prestigieuse collection qui porte ce nom, chez les Éditions Jacques Gabay à Paris.
Mais avant d’entamer l’étude de cette œuvre magistrale, il faudrait consulter d’autres grands du XXe siècle qui ont travaillé sur la limite et que Jean Ladrière a étudiés et analysés : Wittgenstein, Heidegger et Whitehead. Nous reprenons ici les présentations succinctes et les appréciations que Ladrière a données des positions de ces penseurs sur la raison et ses limites.
LADRIERE ET WITTGENSTEIN
Dans ses nombreux écrits, Jean Ladrière est souvent revenu sur le Tractatus logico-philosophicus de l’extraordinaire penseur autrichien. Ce Tractatus, Ladrière le comprend, en un sens, comme « une théorie transcendantale du langage : il tente de dire ce qui fait la différence entre le sens et le non-sens et de déterminer les conditions de possibilité d’un discours sensé. En fait cette tentative met finalement en œuvre toute une conception du monde et des relations entre la pensée, le langage et le monde. Mais surtout, elle aboutit à développer, sous une forme d’ailleurs hautement paradoxale, toute une problématique des limites. Ce qui fait le sens d’une proposition, c’est la possibilité de son accord ou de son non-accord avec un état de choses, le langage peut dire seulement comment est le monde. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a rien au-delà d’un questionnement sur l’organisation interne du monde, questionnement qui est le propre de la science. Il y a un au-delà du dicible, ce que Wittgenstein appelle « Das Mystische », l’élément mystique. « Ce qui est mystique ce n’est pas comment est le monde, mais le fait qu’il est » (Tractatus, 6.44). Le mystique ne peut être dit, mais il se montre. A travers le fonctionnement du langage se montre son sens, à travers le jeu des événements du monde se montre le fait de son existence, à travers les phrases qui se prononcent se montre la subjectivité. Ainsi est indiquée, par le biais d’une réflexion sur le langage, une dimension que l’on pourra appeler la dimension des limites. C’est une dimension de la réalité, qui adhère pour ainsi dire à ce qui est visible et dicible, mais qui cependant s’en distingue. C’est à cette dimension qu’appartiennent la subjectivité, l’éthique, le sens et le fondement du monde. C’est à cette dimension qu’appartient « ce qui est le plus élevé ». Le Tractatus se présente lui-même comme une suite de propositions dénuées de sens et pourtant élucidantes. Il n’est en aucune manière un discours de type descriptif, il est plutôt comme un cheminement qui doit conduire l’esprit à une « vision juste ». Il articule sous sa forme la plus radicale la problématique des limites, non pas d’une façon superficielle et naïve, en déclarant que seul est légitime le discours de la science, mais en faisant apparaître la limite comme limite. Mais pour reconnaître la limite, il faut déjà l’avoir dépassée. C’est ce dépassement qui est significatif ; d’une part il enclot la science dans une région définie, qui est celle du représentable, de ce dont on ne peut se faire une « image » (Bild), et d’autre part il ouvre une dimension en laquelle se dissimule ce qu’il y a de plus essentiel et qui n’est plus accessible au langage de la science. Wittgenstein la déclare indicible. Mais il l’indique. Et son geste nous amène à nous demander s’il n’y a pas une dimension non descriptive du langage qui nous permettrait de nous y accorder. » (Extrait de « La situation actuelle de la philosophie et la pensée de saint Thomas », in « L’espérance de la raison », p.24-25).
Ce sera ce que Ladrière va développer dans sa propre approche. Car le « Tractatus »,en marquant bien les limites du discours scientifique, ouvre à nouveau pour la pensée ce domaine où peut se révéler à la fois le fondamental et l’essentiel. Mais ce domaine, le « Tractatus » ne fait que l’indiquer, il ne peut rien en dire, il reste du l’ordre de l’indicible. Pour Wittgenstein, la raison discursive s’arrête aux frontières du monde. Ladrière, nous le verrons, en pourra en dire plus.
LADRIERE ET HEIDEGGER
Pour Ladrière, la pensée de Heidegger nous invite, par des chemins divers, à retrouver la force inaugurale du questionnement qui est à l’aube de la philosophie, qui est son moment originaire et constitutif, le questionnement qui interroge l’être : « ti to on ». L’un de ces cheminements est celui de la « déconstruction de la métaphysique », qui est une réflexion de la pensée philosophique sur sa propre histoire, conduite par le pressentiment de ce qui s’annonce en vérité dans ce questionnement. Ce que Heidegger appelle « métaphysique », c’est la tentative de comprendre la question de l’être comme une question concernant l’être de l’étant, ou l’essentialité de l’étant. Mais cette façon de comprendre la question conduit à interpréter l’être à partir de l’étant et à oublier ce qu’il y a de plus essentiel dans ce qu’implique la structure même de la question, à savoir la différence de l’être et de l’étant. Ced qui n ous permet de mettre ainsi en perspective toute l’histoire de la philosophie occidentale depuis ses origines et de rendre manifeste ce qui constitue l’essence de la « métaphysique », c’est que, dans les temps modernes, cette essence a revêtu sa forme la plus achevée, celle de la métaphysique de la représentation. C’est ce type de métaphysique qui sous-tend toutes les philosophies de la subjectivité, que celle-ci soit interprétée comme pouvoir de connaissance, comme fonction constituante, comme réflexion, comme volonté, comme action ou comme vie. Or cette métaphysique constitue comme l’armature même de la modernité ; elle est le mode de compréhension de l’étant qui sous-tend à la fois la science, la technique, les idéologies, les formes modernes de la vie économique et de la vie politique. La domination planétaire de la technique fait apparaître de façon concrète et en quelque sorte immédiatement visible le principe essentiel qui l’a rendue possible, à savoir la métaphysique de la représentation. Dans la représentation, le sujet, réduit d’ailleurs à une pure fonction de constitution et de synthèse, pose la réalité comme pure image et lui confère par là-même le statut de l’objectivité. Dans la manipulation technique, cette interprétation se radicalise ; l’objet devient l’élément disponible dont toute la signification s’épuise dans les fonctionnements opératoires auxquels il peut donner lieu. Mais avec la mise en évidence de la métaphysique de la représentation commence dévoilement de l’essence même de la métaphysique, c’est-à-dire très exactement ce que Heidegger appelle la « déconstruction de la métaphysique », et la prise de conscience de l’oubli sur laquelle elle repose. Ainsi la méditation sur les formes d’action en lesquels le sens s’est, de toute apparence, entièrement dissipé et qui semblent ne plus annoncer autre chose que l’inconditionalité sans fondement du nihilisme, nous ramène pas à pas vers ce qui, en vérité, ne cesse d’être présent sou forme dissimulée dans toute l’histoire de la métaphysique, la dimension du fondamental en tant que tel, dimension qui ne se révèle qu’en se voilant, qui ne fonde qu’en se dérobant, qui est à la fois le sol originaire et l’absence de tout appui, fonds et abîme. En nous accordant à nouveau à cette dimension, nous nous préparons à être attentifs aux signes que l’être nous adresse, à devenir écoutants pour la parole en laquelle se révélera, pouvons-nous au moins augurer, un mode de manifestation de l’être et corrélativement d’interprétation de l’étant qui n’appartiendra plus à la métaphysique. Le dévoilement de l’essence métaphysique de la technique, c’est-à-dire du cœur même de la modernité, est ainsi déjà la mise à distance de la métaphysique et le commencement du dépassement. » (L’espérance de la raison, p. 25-26)
Et Jean Ladrière de commenter : « La méditation heideggérienne nous ménage un accès à un questionnement à partir duquel nous pourrions retrouver la dimension originaire qui est source de toute dispensation de sens, de tout éclairement, de toute compréhension vraiment radicale. Mais la tâche qu’elle assigne au discours philosophique n’est, semble-t-il, que d’amener la pensée au seuil de l’essentiel ; au moment décisif, il faut qu’intervienne une sorte de retournement, une conversion de la pensée, qui l’arrache à la fascination de l’étant et l’accorde à la parole énigmatique de l’être. Mais cette parole, c’est seulement dans le recueillement de l’écoute poétique que nous pouvons l’entendre et c’est seulement le chant du poète qui peut lui faire écho dans le langage des hommes. La méditation philosophique peut nous rendre attentifs à ce qui se dit dans ce chant, mais le discours en lequel elle s’exprime n’est jamais que second par rapport à l’originalité de la parole authentique. » (L’espérance de la raison, p. 28)
Comme Wittgenstein, Heidegger a lui aussi pensé la limite, mais comme le philosophe autrichien, celui de la Forêt-Noire doit aussi abandonner le discours philosophique pour avoir accès à ce domaine au-delà de la limite. Nous verrons que l’approche de Ladrière elle restera philosophique. Mais avant de la présenter, visitons encore la pendée d’une autre géant de la métaphysique du XXe siècle.
LADRIERE ET WHITEHEAD
Jean Ladrière a une grande estime pour Alfred N. Whitehead qui, grand logicien et philosophe de la nature, a lui aussi travaillé sur les limites, en particulier sur les limitations de la science moderne. Celle-ci serait prisonnière de sa méthode abstraite, et il faudrait retrouver à la fois l’intégralité de l’expérience et la plénitude du concret, par le moyen d’une interprétation spéculative qui entend reconstituer la signification du réel en totalité. Voici une des présentations que Ladrière a fait du projet whiteheadien.
L’instrument de sa réinterprétation du réel, Whitehead l’appelle un « schème conceptuel », « c’est-à-dire un réseau articulé de catégories interdépendantes, relié au réel par une double condition d’applicabilité et d’adéquation. Il faut d’une part que les catégories proposées puissent être effectivement exemplifiées par des données tirées de l’expérience, et il faut d’autres part qu’elles se révèlent capables de couvrir effectivement tous les aspects de l’expérience, non seulement ceux qui sont déjà connus mais aussi ceux qui ne se sont pas encore manifestés. La vertu du schème conceptuel, c’est à la fois de nous faire comprendre, par la force éclairante des catégories et de leurs liens logiques, tout ce que l’expérience a déjà révélé et de nous faire anticiper l’expérience à venir, à la manière dont une théorie scientifique nous permet à la fois d’expliquer ce qui est déjà connu et d’anticiper ce qui ne l’est pas encore, mais dans un domaine limité. Mais il ne s’agit là que des aspects formels du système de Whitehead. Selon son contenu, il a la prétention de proposer une compréhension du réel qui soit vraiment radicale, c’est-à-dire qui rattache en définitive tout le visible et tout le contingent à un fondement absolu, et qui, en même temps, intègre à une vision spéculative, c’est-à-dire à une vision selon la dimension des principes, tout ce que suggère et implique l’image du monde élaborée par la science moderne. Il ne s’agit nullement de procéder à des explorations ni de renouveler le discours de la science en un registre plus imagé ou plus abstrait, mais de dégager, par un effort qui est déjà spéculatif, les traits les plus essentiels de la réalité telle que la science actuelle nous la fait voir et d’en construire les conditions de possibilité. Pour Whitehead, la réalité visible est essentiellement processuelle, ce qui signifie qu’elle est faite de l’émergence incessante de nouveaux aspects qui s’intègrent au tissu du monde, selon un schème général de créativité. Mais ce qui arrive ne peut sortir de rien ; tout est précontenu sous forme potentielle dans l’actualité de la « nature primordiale de Dieu », selon l’expression de Whitehead. La question spéculative fondamentale est celle qui concerne les rapports de Dieu et du monde : comment faut-il penser ces rapports pour rende compte d’un monde qui doit être interprété comme lieu d’une incessante « avance » créatrice ? » (L’espérance de la raison, p. 27)
Voici comment Ladrière commente ce projet philosophique de Whitehead :
« L’essai de Whitehead fait résolument confiance à la force éclairante du concept, mais tout en marquant ce qui le sépare du discours scientifique, il ne s’explique pas avec suffisamment de clarté sur le statut et la possibilité du discours qu’il propose. Et la notion de « schème catégorial » reste apparemment trop proche de la notion de « théorie », au sens que prend ce terme dans la démarche scientifique, et par là elle reste prise dans les apories de la représentation. Ce n’est pas seulement la possibilité de s’élever au point de vue de la plus grande généralité qui importe, c’est avant tout la possibilité de s’ouvrir par le discours à la dimension de l’originaire ou, pour reprendre un langage plus classique, à la région des principes. »
* * *
Alors que la raison doute d’elle-même et s’efforce de reconnaître ses limites, elle tente cependant, aussi bien chez Wittgenstein et Heidegger que chez Whitehead, de dire le pressentiment de ce qui est en vérité au cœur secret des choses.
Fort de l’étude assimilative de ces penseurs qui l’ont précédé, Jean Ladrière entame une nouvelle réflexion sur les limitations à partir des fondements des mathématiques. Celle-ci lui permet de présenter une théorie de la raison qui tient compte de ses deux dimensions, rationnelle et raisonnable, et de leur articulation. Elle insistera sur les différentes figures de la raison, sur l’historicité de celle-ci, son devenir et son destin comme nous allons le voir au deuxième chapitre de cette présentation.