La publication de quelques volumes[zotpressInText item="{J4FUJWRS,29}"]
[1] rassemblant des articles dispersés dans des revues spécialisées, des ouvrages collectifs, des Actes de congrès… a rendu plus facilement accessible une partie importante de l’œuvre de Jean Ladrière[2]. Ce qui réjouit les lecteurs de plus en plus nombreux qui viennent de découvrir ce philosophe à renommée internationale susceptible de donner des pistes de réflexion et d’action pour un monde de plus en plus complexe.[3]
Pendant toute sa carrière universitaire, Jean Ladrière a interrogé la raison à partir de la rationalité scientifique que celle-ci introduit dans la compréhension moderne du monde et de l’homme. Les enjeux, voire les défis de cette rationalité, Jean Ladrière les a analysés et interprétés avec une lucidité et une ouverture de perspectives qui font de lui un des très grands penseurs du XXe siècle.[4]
Né en 1921 à Nivelles, en Belgique, Jean Ladrière, après des études brillantes en mathématiques et en philosophie, devient en 1956 professeur à l’Institut supérieur de philosophie de l’Université catholique de Louvain où il enseigne pendant une trentaine d’années pour ainsi dire toutes les matières : de la philosophie des sciences à la philosophie sociale et politique, de la logique à la philosophie des mathématiques, de la métaphysique à la philosophie du langage, de la philosophie de la nature à la philosophie morale avec ses questions épineuses de la bioéthique, Il a aussi assuré le cours d’histoire de la philosophie contemporaine et a même remplacé pendant un certain temps le professeur de la philosophie antique en commentant sur le texte grec la cosmologie compliquée de Platon. Son intelligence exceptionnelle tant pour la philosophie que pour les sciences, son engagement pour l’Université et la société[5], sa modestie et sa disponibilité, toujours inspirées d’une foi chrétienne profonde, lui valent l’estime de ses étudiants aussi bien que de ses collègues à l’Institut supérieur de philosophie, des théologiens comme des mathématiciens et des professeurs de physique théorique qui participent volontiers à ses séminaires traitant de questions approfondies de philosophie des sciences.
Jean Ladrière a une rare facilité pour entrer dans les formalismes les plus complexes, ceux de la mécanique quantique ou autres théories physiques comme ceux de la logique ou de la linguistique. Pour ses cours, le professeur Ladrière a toujours fait le passage par ces formalismes avant de tirer des conclusions philosophiques. Ce qu’appréciaient les scientifiques qui en général se méfient non sans raison des thèses avancées par certains philosophes pas suffisamment compétents en sciences exactes ou naturelles.
Pour son doctorat en philosophie, Jean Ladrière a travaillé en logique mathématique. Sa thèse, publiée sous le titre « Limitations internes des formalismes. Etude sur la signification du théorème de Gödel et des théorèmes apparentés dans la théorie des fondements des mathématiques », rééditée dans la collection »Les Grands classiques » aux Editions Jacques Gabay, reste jusqu’à nos jours l’œuvre de référence en langue française pour cette problématique.[6]
A côté de son intérêt pour la logique et la philosophie des mathématiques, Jean Ladrière s’est aussi intéressé à la physique théorique et a rendu accessibles aux francophones des travaux de Schrödinger par ses traductions à partir de l’allemand. De cette langue il a également traduit l’œuvre du logicien Gentzen, ainsi que des textes de Husserl et de Jaspers.
Sa formation logique a engagé Jean Ladrière dans les recherches en linguistique, et beaucoup de ses travaux ont trait à la philosophie du langage. Une partie de ces articles sont rassemblés dans trois volumes sous le titre général « Articulation du sens ». Introduisant magistralement dans les méthodes les plus diverses d’analyse du langage, il s’en sert ensuite pour aborder des thèmes ontologiques, éthiques et religieux, et pour présenter ses propres positions philosophiques.[7]
Ses travaux sur le langage religieux, en particulier sur la création et le langage sacramentel – l’eucharistie par exemple – ouvrent des dimensions nouvelles pour un dialogue entre théologie, science et philosophie, fort utile dans les débats récurrents comme celui autour du créationnisme et de l’évolutionnisme.
Une lecture toute étonnante est faite de l’événement et de l’émergence, notions spéculatives autour desquelles s’articule tout un système de concepts pour interpréter la réalité et créer une ontologie à même de proposer à la théologie de nouveaux outils pour son propre effort de compréhension de la foi.[8]
Parallèlement à ses recherches dans l’ordre de la connaissance, Jean Ladrière s’intéresse aussi à l’action, aux questions sociales et politiques. Deux volumes[9] et de nombreux articles dispersés dans des revues spécialisées témoignent de son intérêt pour la philosophie sociale, l’éthique et les questions autour de l’économie, de l’environnement, de la recherche biotechnique. Jean Ladrière est le premier à publier en français sur Rawls dont il a analysé de façon critique la théorie de la justice lors d’un séminaire interdisciplinaire.[10]
Le tournant linguistique qui caractérise en grande partie la philosophie du XXe siècle suggère à Jean Ladrière d’aborde de façon nouvelle les anciennes problématiques ontologiques, tout en restant en contact et en dialogue permanents avec les grandes traditions philosophiques de l’histoire de la pensée : éminent connaisseur et interprète des principaux représentants de la philosophie analytique, Carnap, Wittgenstein, Popper, Kuhn, Feyerabend, Austin, Searle…, Jean Ladrière ne quitte pas pour autant les classiques ni le courant continental en philosophie contemporaine : Descartes, Kant, Hegel ou Husserl, Heidegger, Blondel, Derrida, Foucault, Weil, Ricœur… et encore et toujours Aristote et saint Thomas, mais aussi Platon et Plotin, et surtout Whitehead et sa process philosophy qu’il développe de façon critique dans ses propres recherches.
Jean Ladrière montre comment la raison se découvre elle-même en construisant son contenu. Ainsi son devenir tant au niveau de la connaissance qu’au niveau de l’action, ses grandes figures, son destin et surtout son espérance intéressent au plus haut point Jean Ladrière qui ne laisse en dehors de son champ d’investigation rien de ce qui concerne l’homme : la nature et la culture, le logique et le réel, la technique, la cosmologie, la métaphysique la philosophie et le langage, le politique et l’éthique, le mystique et l’eschatologique. Analysant la raison dans ses objectivations que sont la science, la technique, la politique, Jean Ladrière finit par découvrir et mettre en évidence une structure eschatologique de la raison. Ce qui veut dire : il y a toujours une priorité de ce qui est à venir sur ce qui est présentement donné ou accompli. Cet à-venir n’est pas simple développement de virtualités déjà présentes, mais apporte une réelle nouveauté. L’apparition de cette nouveauté est commandée par un moment qui est en avant, en un lieu inassignable, et qui agit comme une cause finale, mais sera, en tant qu’événement à venir, péripétie discontinue par rapport à ce qui aura précédé. Comme tout événement survenant au cours du processus est lui-même constitué comme événement ultime, ce rapport à l’eschaton ouvre en chaque moment du processus comme un espace de confiance qui donne sens à l’action et qui donne à la raison de pouvoir espérer. Ce qui justifie le titre « L’espérance de la raison » pour le recueil d’articles qui traitent cette problématique.
Dans un autre volume[11], Jean Ladrière rassemble des études sur la foi chrétienne et le destin de la raison. Interrogeant la foi et le christianisme, vécus dans les sociétés industrielles et dans le monde contemporain, il reprend les analyses philosophiques et pose cette question essentielle aussi pour une meilleure compréhension de la foi chrétienne : comment la pensée de l’événement est-elle possible ?
Cette question trouve des réponses dans le grands textes de Jean Ladrière aux titres évocateurs : L’abîme ; L’espérance de la raison ; La temporalité du possible ; L’Evénement ; L’ultime du savoir ; Foi et rationalité ; L’universalité du salut…
Ces quelques indications doivent suffire pour signaler une des œuvres les plus riches pour penser au XXIe siècle la destinée de l’homme, être de raison, ouvert à Dieu qui ne cesse de l’interpeller dans toutes ses dimensions.
P. Jean-Jacques Flammang SCJ