« Giordano Bruno. Un génie martyr de l’Inquisition » de Jacques Arnould est un livre excellent. 

Il nous présente la vie errante de cet Italien, « de feu ardent touché par Dieu », qui après une dizaine d’années passée dans le couvent des Dominicains de Naples devait pendant 15 années parcourir toute l’Europe, ou mieux tous les centres intellectuels de l’époque: Padoue, Genève, Paris, Londres, Oxford, Francfort, Wittemberg, Prague … pour ne citer que les principales villes où Bruno est d’abord bien accueilli, vu son génie exceptionnel. Mais à chaque fois, il ne reste que quelques mois, tout au plus deux ans, car « son sacré caractère, son indépendance revendiquée coûte que coûte vis-à-vis de toutes les écoles de pensée, de toutes les religions constituées lui valent les pires déboires » et en même temps lui confèrent « cette singulière citoyenneté » que Jacques Arnould nous décrit si brillamment dans son ouvrage. 

Aux chapitres plus biographiques suivent, pour les trois parties de sa vie, des chapitres plus théoriques expliquant davantage la pensée et la philosophie du Nolain. 

Filippo Bruno a donc été dominicain. C’est de sa communauté qu’il a reçu le nom de Giordano, qu’il garde même lorsqu’il quitte l’habit blanc à l’âge de 28 ans. Pourquoi cet abandon? Peut-être parce qu’il avait compris qu’il faut s’opposer à toutes les formes de centrisme: anthropocentrisme, géocentrisme, héliocentrimse, mais aussi christocentrisme. Toujours provocateur, le frère Giordano avait osé défendre au couvent de Naples l’hérétique Arius, et ses très nombreuses publications, parues dans les différentes villes européennes, une fois qu’il avait quitté Naples, témoignent en même temps que de son génie et de sa pensée exceptionnelle d’une philosophie qui se passe du Christ et de l’incarnation, ainsi que de beaucoup d’autres éléments pourtant essentiels à la foi catholique et protestante. 

A Oxford les professeurs lui reprochent qu’il plagie Marsin Ficin. Mais le plagiat n’est-il pas comme le rappelle Arnould à la suite de Giraudoux « la base de toutes les littératures, excepté de la première qui d’ailleurs est inconnue »? Non, plagiat n’est pas le bon terme pour parler de Bruno. Celui est plutôt un « penseur de la Renaissance pour qui le retour à la littérature des Anciens, leur étude méthodique, répétée, forcenée, leur confrontation aux sciences de son temps doivent convaincre ses contemporains comme il a été lui-même convaincu qu’en dehors de l’Eglise, des Eglises et du christianisme ont déjà existé et existent toujours des pensées, des vies spirituelles, des quêtes mystiques qui ont leurs lois propres et leurs mérites ».   

A lire Giordano Bruno, sa philosophie s’insère aussi dans notre pensée contemporaine, avec ses thèmes de ralliement à la cause des femmes, du dépassement même de l’héliocentrisme et en conséquence de la condamnation politique et morale de la colonisation du Nouveau Monde ainsi que de la dénonciation de la politique européenne à l’égard de ces populations et de leurs richesses; la défense de la cause animale ne manque pas chez Bruno qui était, à ce qu’il paraît, végétarien et pense même que l’on fait du mal à la Terre en creusant des galeries; avec la métempsycose, il élimine la peur devant la mort, vu que la métempsycose nous rassure que « rien ne s’annihile, ni ne perd l’être, sauf la forme accidentelle extérieure et matérielle ».

A cela s’ajoute que Bruno n’est nullement un prédécesseur de cette philosophie moderne qui à la suite de Descartes tend à « se rendre comme maître et possesseur de la nature ». Non, l’attitude du Nolain est toute autre: l’homme doit trouver sa juste place dans l’univers, il doit devenir, par ses capacités et sa liberté, « l’égal de la nature » et « l’instrument libre et conscient de la divinité ». Si on rencontre chez lui le thème de l’ «amor fati», cet «amor fati» n’est pas un fatalisme, il nécessite pas non plus une « volonté de puissance » ou un « surhomme » à la Nietzsche, même si Bruno est « de la trempe de ‘ceux qui embellissent les choses’ selon la belle expression du ‘Gai savoir’ ».

Giovanni Mocenigo invite Giordano Bruno à venir à Venise pour lui expliquer sa mnémotechnique et la magie. Excommunié à Francfort par les autorités luthériennes, Bruno accepte l’invitation. A Venise il veut réintégrer l’Eglise catholique, mais celle-ci exige de lui de retourner dans sa communauté dominicaine: ce que refuse Bruno. A Padoue, on préfère donner le poste de professeur de mathématique à Galilée. Mocenigo qui n’a toujours pas eu de cours de la part du Nolain qu’il héberge, l’avertit qu’il va le dénoncer à l’Inquisition. Ce qu’il fait effectivement en mai 1592. Il a suffisamment de thèmes pour le dénoncer: sa croyance à l’existence d’un univers infini, d’un nombre infini de systèmes solaires, son refus de reconnaître la véracité du récit de la Genèse, sa critique du Christ, son refus de la Trinité, sa négation de la virginité de Marie, son mépris de la théologie et de l’Inquisition… 

L’Inquisition de Venise doit alors livrer son illustre prisonnier en février 1593 à celle de Rome. De longues années de procès commencent. 

Giordano ne refuse pas la religion. Selon lui, celle-ci a même à jouer un rôle important dans la société, à savoir maintenir la cohésion sociale. L’existence de l’Eglise catholique n’est donc pas mise en cause, mais Bruno attend de cette Eglise qu’elle remplisse sa mission « avec raison et intelligence, sans entretenir les croyants dans une religiosité stupide ». 

Pour d’autres thèmes qui lui sont reprochés, Bruno est prêt à abjurer, mais après abjuration, il se rétracte pour abjurer à nouveau. Le cardinal Robert Bellarmin essaie alors de simplifier le procès, mais il n’y parvient pas. Finalement, l’Inquisition condamne et livre le Nolain à la justice du bras séculier qui le brûle vif, le 17 février 1600, sur la célèbre place de Rome où se trouve depuis 1889 un statue de ce grand penseur brillant et génie original, qui est martyr de l’Inquisition.        

Beau livre, admirablement écrit, où Jacques Arnould nous présente Girdano Bruno comme Moïse – pourtant moqué par le Nolain pour avoir inventé ses dialogues avec Dieu – comme Moïse, « ce Moïse qui a conduit les Hébreux hors du pays d’esclavage, tout comme lui-même l’a fait en montrant la sortie d’un système philosophique et théologique devenu aussi étouffant, aussi contraignant  que les rives du Nil, en explorant des territoires aussi interdits, aussi inconnus que le désert du Sinaï. »

P. Jean-Jacques FLAMMANG SCJ

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