Les philosophes lisent l’Évangile
« Amen, amen, je vous le dis, si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul ; S’il meurt, il porte beaucoup de fruit. » (Jn 12, 24)
Emmanuel Tourpe commente :
« Il faut relire l’image du grain de blé qui tombe en terre et meurt. L’important dans ce passage n’est pas uniquement le fait que le grain disparaisse pour renaître : c’est le fait qu’il donne vie à une multitude d’autres grains. Ce n’est pas, comme Hegel s’est attaché à le montrer, la seule transformation du grain de blé qu’il faut méditer, mais il importe de voir cette parabole de la Résurrection sous l’angle d’un enseignement sur la fécondité et la fertilité de la vie du Christ. Ce n’est donc pas l’aspect « dialectique » du mouvement disparition-renaissance qui doit être pris en compte exclusivement, mais le contexte intégral qui est celui d’une génération de la vie, d’une poussée franche dans le sens de la fertilité. Il ne s’agit pas d’une Aufhebung, d’une sursomption, mais bien plutôt d’une multiplication et d’une fruition de soi dans l’autre que soi. C’est ce que Hegel ne voit pas dans son analyse de la fleur qui ouvre la Phénoménologie de l’Esprit, où la nouveauté n’atteint pas à l’émergence d’autres formes de vie. (…)
Ainsi, dans la fécondité, la désappropriation et la perte de soi ne mènent pas à la ruine et à l’anéantissement du sujet mais au dépôt de soi dans l’autre que soi sous le régime du même : c’est cela la fécondité, une mort de soi qui est vie d’autrui et dans laquelle le don total ne signifie pas la perte sans reste mais un accroissement d’être. La vie en tant que fécondité, et donc amour, constitue de ce fait comme le point d’équilibre, ou de rassemblement, de la donation et du consentement, de l’extase et de l’enstase ou, pour tout dire, de l’être comme substance et de l’être comme relation. (…)
La voie du Christ, de ce fait, peut être intégralement relue comme un chemin de fécondité, sur lequel l’accomplissement de la volonté du Père consiste à porter du fruit, et du fruit en abondance. L’assimilation à Dieu n’est qu’à raison de cette assimilation à la vie de Dieu qui génère, féconde, fertilise et se répand. L’union à Dieu est union à la vie du Dieu qui se donne. L’Essence de Dieu est immuable en sa générosité, immuable en sa dynamique de vie répandue et donnée, immuable en sa fécondité. (…)
Ce que vivent les époux au sein de la relation nuptiale est un analogue premier de la fécondité de Dieu et la véritable image de sa vie. La relation amoureusement féconde de l’homme et de la femme serait l’image la plus haute de Dieu dans l’être. La différence y serait préservée à la fois sur le plan du double et réciproque mouvement de don et de consentement d’une part, et d’autre part sur le plan du fruit qui naît de cette réciprocité. (…)
La liberté n’a ainsi pas à choisir entre prendre son fondement en dehors de soi et être à elle-même sa propre assise. En tant que fruit de l’être, la liberté n’a qu’à recevoir sa propre puissance et agréer de Dieu même son pouvoir d’initiative ou d’action : en d’autres termes, ce sera consentir au don qui lui est fait. Mais elle ne le pourra qu’à la condition de se tenir elle-même au sein de l’analogie de la fécondité, c’est-à-dire en déployant son pouvoir, non à son propre service, mais de manière à porter du fruit au-delà d’elle-même et à prolonger en soi l’acte cosmique de l’être qui se donne. »
Lire l’excellent article d’Emmanuel Tourpe : « Que vous alliez, que vous portiez du fruit et que votre fruit demeure. » Jalons pour une théologie de la fécondité. NRT 132-3 (2010), p.386-403.