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Les nouvelles sciences semblent de plus en plus nier une quelconque exception de l'homme

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Les nouvelles sciences semblent de plus en plus nier une quelconque exception de l'homme

A propos d’une table ronde

Que reste-t-il du propre de l’homme ? Peut-être le rire ?

 

Depuis toujours l’homme s’est posé des questions sur son être et sa destinée. Gnôti seauton, connais-toi toi-même ! C’était la réponse que l’oracle de Delphes donnait à l’illustre philosophe grec. Et depuis cette exhortation les hommes n’ont plus cessé de chercher à se dire qui ils sont pour mieux se connaître et se comprendre.  

 Les sciences humaines, et plus récemment le développement prodigieux des nouvelles sciences de la nature ont transformé l’interrogation sur l’homme. Pourquoi encore retenir cette question « qui sommes-nous ? » alors que les nouvelles sciences semblent de plus en plus nier une quelconque exception de l’homme ? Pourquoi encore prendre comme programme de recherche « un propre de l’homme » alors que l’on prétend facilement que les hommes sont des animaux comme les autres ?

 Que reste-t-il dans ce contexte du propre de l’homme ? C’est à cette question qu’ont été invités à répondre quatre chercheurs interrogés par trois étudiantes.[1]

  

« Tout ce qui a été affirmé est tombé pièce à pièce »

 C’est la réponse que donne Pascal Picq, paléoanthropologue au Collège de France. Et il cite pour preuve la bipédie, la marche debout, l’usage de l’outil, l’usage des outils de pierre taillée, la vie sociale, la politique, la culture, la raison, l’empathie, la notion de bien et de mal. Tout cela n’est plus le propre de l’homme, mais a été identifié aussi chez les chimpanzés par exemple. Seulement deux domaines semblent peut-être résister : le langage et la conscience.  Par contre, incontestablement propre à l’homme reste selon Pascal Picq cette « capacité de l’homme à s’interroger sur ce qu’il est ».

 Lionel Naccache, neurologue et chercheur en neuroscience cognitive, explique ce qu’il faut comprendre par « naturalisation de l’esprit ». A l’ancienne distinction entre nature et culture où la culture serait le propre de l’esprit, se substitue peu à peu une biologie de la culture qui retient l’aspect évolutif de cette dernière, décelée aussi chez les animaux. Le but de Naccache n’est pourtant pas de « toucher à l’humanisme, mais de le remettre sur la table en tenant compte des nouvelles informations », comme l’observation de comportements altruistes chez des animaux ou l’importance des stimulations environnementales interpersonnelles pour le développement des facultés cognitives et émotionnelles.

  Pour Jean-Gabriel Ganascia, professeur d’intelligence artificielle à Paris VI, le cognitif n’est plus le propre de l’homme, les robots qui gagnent aux échecs ou même dans ces jeux de télévision où il faut répondre à toutes sortes de questions nous le montrent bien. L’homme ne serait-il alors qu’une machine, comme le pensait déjà La Mettrie ? Oui, mais une de ces machines complexes que Leibniz a décrites ainsi : quand on la décompose, on ne finit pas par aboutir à un rouage, mais on tombe toujours sur une autre machine. Ces machines complexes, Leibniz savait encore que seul Dieu est capable de les construire.

 Paradoxalement ce qui semble être le propre de l’homme, à savoir les fonctions cognitives, les machines peuvent le reproduire. Par contre, l’aspect physique qui nous rapproche le plus des machines se révèle le plus difficile à simuler. Alors que des machines peuvent reconstituer les plus complexes de nos raisonnements, le robot qui battrait un gamin au foot n’est pas encore né.

 Pour Georges Chapouthier, neurobiologiste et philosophe au CNRS, « l’homme est un chimpanzé parmi d’autres, un chimpanzé nu, avec ses particularités, certes, mais chaque espèce a les siennes ». Se référant à Hume qui distingue entre le domaine des faits et de celui des valeurs, Chapouthier n’y reconnaît pas le dualisme entre l’esprit et le corps, mais plutôt la distinction interne au fonctionnement intellectuel que l’homme partage avec certains animaux et qui lui permet de simuler le réel, voire de sursimuler des choses qui n’existent pas et d’avoir ainsi accès à tous les possibles et d’évoluer. Les deux hémisphères du cerveau humain qui ne sont pas exactement identiques peuvent acquérir des fonctions particulières. A la naissance, l’être humain n’est adapté à rien et doit donc s’adapter à tout. C’est là l’origine de ce que nous appelons la culture humaine.

 

Et la conscience, ne serait-elle pas le propre de l’homme ? 

 On peut distinguer trois niveaux de conscience. D’abord la conscience existentielle : le robot existe (se déplace, parle, se comporte,...) comme s’il était conscient. Si en plus il percevait des sensations, s’il souffrait par exemple ou s’il éprouvait du plaisir, les scientifiques lui attribueraient la conscience phénoménologique. Reste la conscience réflexive qui consiste à être capable de se représenter soi-même. Alors que l’humanité est douée d’une grande conscience réflexive, on peut très bien imaginer que les machines en ont une, elles aussi.

 Mais y a-t-il une raison pour dénier la conscience aux animaux ? Suite aux explications de Ganascia, Chapouthier ajoute que parler de conscience met en jeu le rapport au monde. Nous sommes des êtres qui se construisent. Ainsi un chimpanzé peut apprendre le langage humain grâce aux efforts pédagogiques des scientifiques. Une fois remise dans sa cage avec les autres chimpanzés, une de ces chimpanzés qui avait appris le langage humain faisait savoir à Roger Fouts, le spécialiste des primates qui lui rendait visite : « Je suis contente de te revoir, sors-moi de là parce que je ne suis entourée que d’animaux ! »

 Pour d’autres cultures que la nôtre, celle des Japonais par exemple, les animaux et les robots ont une âme. Et cet autre rapport à la réalité explique pourquoi les Japonais sont aussi bons en robotique, fait remarquer Picq alors que Ganascia relativise ce propos en ajoutant : c’étaient pourtant les robots français qui ont récemment décontaminé les usines japonaises après le séisme.  

  

La conscience, simple production matérielle d’un cerveau ?

 Le chercheur américain Benjamin Libet a fait en 1983 des expériences sur le cerveau qui semble confirmer que la conscience n’est qu’un épiphénomène qui ne servirait à rien, car de fait « notre cerveau prend les meilleures décisions pour nous et nous donne l’illusion de les avoir prises nous-mêmes consciemment ».

 Les expériences de Libet peuvent aussi être autrement interprétées. Se référant à l’apparition de la conscience, Chapouthier remarque que passé un certain seuil de complexité, il y a émergence de quelque chose qu’on pourrait qualifier de conscience. Le lecteur se rappelle ici la fameuse loi de « complexité-conscience » de Teilhard de Chardin. Mais cet éminent scientifique jésuite n’est pas cité.

 D’ailleurs, on peut regretter que les organisateurs de cette table ronde n’aient pas invité de théologien. L’horizon aurait pu être élargi pour redire encore autrement le propre de l’homme qui à partir de la Révélation divine se comprend comme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Mais cet aspect de la question n’est pas évoqué. La regrettable séparation idéologique au niveau universitaire entre savoir scientifique et savoir fidéique (relevant de la foi) n’est pas très profitable au progrès du savoir humain.

  Les quatre intervenants invités semblent tous les quatre souscrire au dogme neuroscientifique à la mode : « Pas de cerveau, pas de pensée ». Naccache reconnaît néanmoins que même les neuroscientifiques les plus matérialistes ont des difficultés à dépasser un certain « dualisme résiduel » : ils continuent à s’exprimer comme si leur propre pensée était ailleurs que dans leur cerveau. Ce résidu de dualisme ne pourrait disparaître que si on tiendrait compte des excellents travaux de Daniel Dennett sur l’hétéro-phénoménologie. Ces travaux montreraient bien que la conscience serait la production de cerveaux, mais de cerveaux qui interagissent avec leur environnement et dont les produits resteraient bien dans le cadre de cette activité naturelle.

 Ceci exige de penser davantage l’indissolubilité du corps et de l’esprit lors de l’évolution de la vie, et de la conscience s’il y en a une. Picq reconnaît que « c’est un vrai défi auquel on est encore loin d’y répondre. » Mais son approche scientiste ne décourage pas le lecteur : « on y arrivera ».

 

Et le rire ?

 Le livre se termine sur une question concernant le rire dont l’homme a longtemps prétendu qu’il lui était propre. De nos jours, ce n’est plus vrai ! Au zoo d’Haarlem que Picq a visité pour faire un film sur les chimpanzés, un animalier s’était déguisé en léopard pour voir comment réagiraient ses chimpanzés : la femelle dominante l’a reconnu... et elle a éclaté de rire.

 

P. Jean-Jacques Flammang SCJ 

Article paru dans Warte du Luxemburger Wort, le 31 janvier 2013.




[1] Une table ronde réunissant Georges Chapouther, Jean-Gabriel Ganascia, Lionel Naccache, Pascal Picq animée par Aude Damy, Pauline Husseini et Catherine Jacob : Que reste-t-il du propre de l’homme ? Palaiseau, Presses de l’ENSTA ParisTech, 2012, 82 pages. ISBN 978-2722-50938-2

 

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