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Le P. Zorzetti, Provincial des Dehoniens argentins, parle du pape François

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Le P. Zorzetti, Provincial des Dehoniens argentins, parle du pape François

 

 

 

Miserendo atque eligendo

 

FRANÇOIS, RELIGIEUX et PRÊTRE

tel que l’ai connu et vu

 

    Écrire quoi que ce soit de nouveau à propos du pape argentin, alors qu’à son sujet des fleuves d’encre sont en train de se répandre : voilà qui ne devient facile pour personne. Ajoutons aussi pour plaisanter : il est bien difficile de connaître ce que pense un jésuite !

    Une première réaction à chaud : je peux dire qu’ici en Argentine, mais sans doute à travers le monde, c’est une réaction de sympathie immédiate. Le pape François a la saveur de la simplicité paysanne, du pain frais. Mais le style de Bergoglio va bien au-delà de la simple impression. Il tend toujours livrer un message plus profond. Les journaux et les média en parlent bien. Bonnes sont les informations biographiques. Positives, les interprétations des gestes, même quand elles s’écartent des schémas préfabriqués et des limites étroites de courtes rubriques. Je n’arrive pas à le voir enfermé sous une cloche de verre. Il ne se laissera pas facilement « apprivoiser ».

    En ce qui concerne sa personne : je me réfère à ce que j’ai connu et vu de lui dès les premières années de ma présence en Argentine. Bergoglio était Provincial des Jésuites, puis recteur de la faculté de philosophie et de théologie de San Miguel, dans la province de Buenos Aires. Nous dehoniens, nous avions le noviciat dans cette région, qui est peuplée de nombreuses maisons de formation en raison de la proximité de la faculté et d’un milieu très tranquille, de type résidentiel. Je participais avec lui aux réunions du clergé du diocèse : et pour le dire entre parenthèse, de ce clergé sont sortis quatre évêques, dont un dehonien (monseigneur Bressanelli), et un pape! Bergoglio nous accueillait pour la rencontre de fin d’année à la faculté : avec une grillade (asado) typique, d’exquise viande argentine, et lui-même nous préparait, à la cuisine, une glace (gelato) maison, superbonne et abondante…

 

Un homme sans chichis

   Comme maître de novices, une fois je me suis trouvé dans une situation difficile. Je ne parvenais pas à trouver le prédicateur pour mes huit novices qui se préparaient à leur première profession. Dans ma grande préoccupation j’ai eu recours à lui : lui demandant de me procurer un prédicateur parmi ses confrères jésuites. « Ne te fais pas de souci, me dit-il : prie saint Joseph, puis nous verrons ». Pour finir c’est lui-même qui est venu prêcher la retraite, en plus de ses nombreux engagements.

   Sa façon de faire est assez sobre. Un homme de peu de paroles, spontané, simple. Je dirais : sans chichis, un langage direct, clair, qui va droit au nœud de la question. J’en en ai eu la confirmation alors qu’il était formateur des étudiants  de théologie. Il a un fort caractère, tout en étant en même temps très humain. Hors du commun est son ascendant sur les jeunes. Il est très doué pour l’organisation, pour la vie commune, parmi le clergé, aussi dans la pastorale. Mais nous y reviendrons.

   On a toujours parlé de lui comme d’un homme de Dieu, mais on se le disait à voix basse. Professeur d’art oratoire, amoureux des auteurs classiques, il a réussi à se donner un langage tout à fait caractéristique dans ses lettres et ses homélies. Absolument original. Tu l’approchais, il ne te faisait pas peur, il ne te donnait aucun complexe. Tu te prends à plaisanter avec lui comme avec un compagnon de classe.  Il fait sauter tous les schèmes. Nous, prêtres, nous l’appelions Georges jusque tout récemment encore. Si je devais lui parler aujourd’hui, je crois qu’il me serait bien difficile de l’appeler « Monseigneur », et encore plus « Sa Sainteté » !

   C’est quelqu’un qui voyage avec les moyens publics. Il y a un peu plus de deux ans, il était l’hôte de notre communauté à Buenos Aires. Mon confrère, Marcel Palentini, évêque de Jujuy, était malade, atteint de cancer. Le cardinal Bergoglio venait le visiter, il prenait le métro, et faisait la fin du parcours à pied, en saluant les gens qui le reconnaissaient. C’est une façon de faire dont le monde s’est déjà aperçu.

   Il est venu en aide à une quantité de personnes, spirituellement mais aussi matériellement. Il payait de sa poche, pour aider des familles, des paroisses, des chapelles de quartiers pauvres, des personnes âgées, des religieuses cloîtrées, des gens qui avaient recours à lui : et sa main droite ignorait ce que faisait sa main gauche… Une part ou la totalité de ce qu’il gagnait par ses publications, il le donnait à des institutions ou à des paroisses pauvres.

   Avec beaucoup d’affection il gardait le souvenir de la religieuse qui l’avait porté dans ses bras quand il était tout petit, alors qu’une grave maladie avait failli le conduire à la mort. Il lui rendait visite, et à une autre religieuse aussi, sa maîtresse et catéchiste pour la première communion… Il répondait à toutes les lettres qu’il recevait, ne serait-ce que par deux paroles toutes simples, en demandant naturellement de prier pour lui et en glissant dans l’enveloppe une image de saint Joseph, de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Madonne « qui dénoue tous les nœuds » (Desatanados): c’est une dévotion qu’il avait lui-même rapportée d’Allemagne.

   Devenu pape maintenant, il saura multiplier ces gestes simples, ils le caractérisent vraiment. Peut-être pourra-t-on dire : il le fait pour poser, pour se faire voir, pour toucher la sensibilité des gens simples. Mais à regarder attentivement, derrière chaque geste il y a un enseignement, un message. Toujours pleins de signification.    

 

C’est un religieux jésuite…    

   Le pape François est un religieux de la Compagnie de Jésus. Cela vaut la peine de le noter. Quand, lors de sa première bénédiction à la loggia de Saint-Pierre, il a dit que les cardinaux sont allés le chercher « des bouts du monde », dans une ville (Buenos Aires) qui appartient presque au continent austral, je me suis pris à penser au Moyen Âge, quand les cardinaux électeurs cherchaient le Pape parmi leurs frères dans les monastères. Le Saint Esprit avait ses bonnes raisons. Nous pouvons bien penser que c’est tout aussi vrai aujourd’hui.

    Un pape religieux, et mieux encore un pape jésuite : voilà qui nous parle beaucoup, à nous religieux et religieuses. Saint Ignace de Loyola ne voulait pas que ses religieux acceptent des charges ecclésiastiques.  Comment commenterait-il l’élection de François, je n’en sais rien, mais ce sont des affaires qui s’arrangent là-haut… Et qui sommes-nous, religieux et religieuses, pour juger ? Le pape François a été enseignant, maître des novices, supérieur provincial, recteur d’une faculté, curé de paroisse. Nous sommes habitués à beaucoup de respect pour les autres familles religieuses. Qui pourrait oser s’immiscer dans les affaires d’une congrégation qui compte parmi les plus importantes et les mieux organisées, la « Compagnie de Jésus », obéissante en tout au Pasteur suprême de l’Église ? Comment pourrait-on juger un Provincial qui a vécu l’heure de la crise la plus grave de l’après-Concile ? Sa Province a connu le départ de religieux et une crise interne qui compte parmi les plus sérieuses de l’histoire. Je le rappelle, certainement pas pour enlever quoi que ce soit aux mérites de la personne. Je tiens seulement à faire remarquer que Bergoglio est passé aussi par des moments très pénibles, typiques de notre Église de cette époque.  

   La période de la dictature militaire a été difficile pour l’Église en Argentine. Et quand je parle de l’Église, je pense à tous les chrétiens, ceux qui ont souffert, ceux qui sont morts, y compris sous la torture. Parmi eux, il y a eu des centaines de catéchistes, de syndicalistes, de séminaristes, des frères, des prêtres, des religieuses et des évêques.

   Dans la presse, une fois de plus est ressortie une énième fois la fameuse accusation faite à Berboglio Provincial, au sujet de quelques-unes de ses décisions durant la dictature : surtout à l’occasion de l’arrestation de deux de ses confrères qui travaillaient dans une Villa miseria de Buenos Aires. Il s’agit d’un fait dramatique qui est à replacer au sein de la Province des jésuites. Il n’était pas évêque, mais simple Provincial, bien que d’une famille religieuse importante. C’était une période pendant laquelle les décisions étaient extrêmement difficiles et de toute façon elles étaient très graves pour tous. C’est avec le même respect, la même mesure, qu’il faudrait parler des Provinciaux des franciscains, des capucins, des dehoniens, etc…, en ces circonstances difficiles, terribles. Le faire avec désinvolture et suffisance, c’est manquer de respect pour la réalité des faits.

  On sait que Bergoglio a aidé beaucoup de personnes, il en a cachées, il les aidées à prendre la fuite. Intéressant, le témoignage d’Adolph Perez Esquivel, prix Nobel de la paix, qu’il a reçu précisément durant la dictature. Perez Esquivel l’a affirmé publiquement durant ces jours : « Je ne crois pas que Giorgio Bergoglio ait été complice de la dictature. Mais je crois qu’il lui soit manqué le courage pour accompagner notre combat pour les droits de l’homme dans les moments les plus difficiles ». Ici il faudrait ouvrir une longue réflexion sur le comportement tenu par la hiérarchie en ces années : il y faudrait plus de place.

 

Paroles et gestes

    Il n’est pas facile de préciser le style et la conception de vie religieuse de Bergoglio. Nous savons qu’il a largement favorisé les rencontres entre religieux. Il s’est beaucoup impliqué dans l’animation des religieuses : réunions et brèves retraites, présence aux anniversaires les plus marquants.  Il visitait régulièrement leurs communautés. Le 8 septembre, journée de la vie consacrée en Argentine, il concélébrait l’Eucharistie avec les supérieurs religieux, et l’église était remplie des Sœurs qu’à la fin il saluait personnellement. Il faisait de même avec les prêtres le jeudi-saint, et aussi avec les gens des paroisses qu’il visitait.

    En tant que pasteur, ce que l’on soulignait surtout en lui, c’était précisément son style. Et ceci, à propos de trois points concrets surtout.

   Tout d’abord, la Parole. À savoir l’annonce, la prédication, en particulier les retraites au clergé, aux religieux, les prédications, les lettres pastorales, les livres qu’il a publiés. Tous reconnaissent que dans l’assemblées d’Amérique latine, à Aparecida (2007), ses interventions ont indiqué le chemin de la nouvelle évangélisation, tant pour le continent que pour l’Église universelle. Il a été à la tête du groupe qui a rédigé le document final. Il s’est fait connaître aussi par ses interventions dans les synodes des évêques. Et jusque dans ses dernières réflexions, durant les congrégations générales qui ont précédé le conclave. On dit qu’elles ont fait forte impression sur les cardinaux ses frères.

   Son message est clair, serein, fort et actuel. Bergoglio n’est pas Martini, même si tous les deux sont jésuites. Mais pour tous les deux, la base, c’est l’Évangile. Bergoglio est un « ruminant », dans le sens de la rumination de la lectio divina. L’Évangile qu’il transmet, il l’a mâché dans la vie. Même les personnes toutes simples le comprennent et l’assimilent. Quand il parle aux diacres qui se préparent à l’ordination, on voit tout de suite quel type de prêtres il désire, et il est exigeant. Il me fait penser un peu au P. Mazzolari des Prêtres comme ceci. S’il s’adresse aux religieux, reviennent les mots essentiels : oraison et contemplation, service, abandon, le Fiat de Marie qui se livre à Dieu et se consacre pour l’avènement du Royaume. Et revient la figure de Jésus qui sert et qui lave les pieds.

     Le second trait que je voudrais retenir, c’est le geste. Vraiment il est plein de fantaisie, c’est bien souvent qu’il arrive à nous surprendre. Le geste qui en lui est le plus surprenant est le geste improvisé, à l’égard de la personne simple, le pauvre, le malade. Le geste « pastoral » qui atteste l’importance de la personne. Très vigoureuse ont été ses dénonciations contre la ville, contre les puissants, lancées dans ses homélies au cours des célébrations dans les rues et sur les places de Buenos Aires : parmi les clochards, avec les prostituées, les jeunes des rues, avec la racaille de la capitale. Il y avait des célébrations eucharistiques que les autorités locales n’appréciaient pas du tout. Avec lui j’ai concélébré le dimanche consacré aux émigrants dans l’église des Pères Scalabrins à la Bocca. J’accompagne depuis des années les immigrants du Paraguay. Dans ses homélies il soulignait très clairement l’importance de l’ouverture à autrui, à l’étranger, à l’immigré qui pour lui est le véritable pauvre de notre société latino-américaine. À la fin de la célébration il n’a pas voulu de l’enveloppe que lui présentait le curé. Il demandait que l’argent soit remis à une famille dans le besoin. En sortant de l’église je cherchais un taxi pour son retour à la maison. Mais il prit l’autobus.

   Il a eu aussi à l’égard du gouvernement des mots qui dérangeaient. Ici c’est la tradition : à la cathédrale on chante le Te Deum le jour de l’indépendance, en présence du Président de la République et de ses ministres. Le Président précédent, Nestor Kirchner, a assisté deux fois, puis il n’est plus revenu. Trop dures pour ses oreilles des expressions comme celles-ci : « Nous voilà bien préparés pour entrer dans l’intolérance ». Ou encore : « Certains se sentent tellement bien intégrés (inclusi) qu’ils excluent (escludono) les autres » ; « des personnages tellement clairs et sûrs d’eux qu’ils sont devenus aveugles » ; « personne ne veut prendre vraiment en charge la Patrie ». Malgré la tradition de 200 ans d’ancienneté, le Président a préféré assister au Te Deum dans une autre église, à l’intérieur du pays.

    Bergoglio n’a jamais mâché ses mots pour qualifier d’irresponsables, d’inconscientes, les autorités  de la ville quand, il y a quelques années, on a incendié une discothèque où sont morts asphyxiés et brûlés plus de 160 jeunes. La discothèque n’était pas conforme aux normes. Ou quand un train entra dans la dernière gare sans pouvoir freiner, ce qui causa la mort de 50 personnes qui se rendaient au travail. « Les gens voyagent dans des conditions pires que les bêtes », voilà ce qu’a été son commentaire.

 

Cohérence de vie   

   Très habituelle a été sa présence  dans les Villas miserias de Buenos Aires, où s’entassent plus de trois cent mille personnes. Il a institué un vicariat spécifique pour une présence spécialement consacrée à cette population, avec un groupe de jeunes prêtres très engagés. Il a animé des sessions sur la pastorale populaire, pour chercher de nouvelles formes de proximité aux gens. Il attache beaucoup d’importance aux sanctuaires, il se rend presque tout le temps aux fêtes patronales.

   La fête de saint Gaëtan de Thienne, le 8 août, en est un exemple typique. Ce saint ici est considéré comme le « saint du Pain et du Travail ». Ce jour-là, en son honneur une file de plusieurs kilomètres de pèlerins se rassemblent, même s’il fait mauvais temps : tous cherchent à toucher la niche du saint pour lui demander la grâce de trouver du travail ou pour le remercier de l’avoir obtenu.

   Bergoglio célèbre alors une messe en plein air, puis il passe dans la foule pour saluer personnellement les gens qui sont dans la file. Et les gens demandent la bénédiction. « Quand nous rencontrons nos gens avec le regard du Bon Pasteur, quand nous les rencontrons non pas pour juger mais pour aimer, nous nous rendons bien compte que cette façon culturelle d’exprimer la foi chrétienne reste bien vivante parmi nous, tout spécialement parmi nos pauvres. C’est un fait. C’est une grande richesse que Dieu nous a donnée ». La religiosité populaire est mise en valeur en tous les documents latino-américains.

   Le troisième aspect est la cohérence de vie. Comme nous l’avons vu, comme nous sommes en train de le découvrir maintenant qu’il est pape, Bergoglio a un style qui lui est tout à fait personnel. S’il est maintenant François, c’est parce qu’il l’était avant, dans la simplicité de son mode d’être et de vivre. C’est vrai, je ne sais pas s’il renoncera à porter les gros souliers noirs qui lui donnent cette façon de marcher à la paysanne, pour prendre des chaussures plus nobles, rouges ou blanches. Je ne sais s’il pourra s’adapter aux voitures de la représentation vaticane. Son nom, François,  dit pauvreté, dit défense de la nature, et encore fraternité universelle, c’est vrai. Mais n’oublions pas que François a reçu la charge du Christ Jésus de soutenir l’Église qui menaçait ruine et de la reconstruire.

   Un journaliste, parmi tant de personnes qui aujourd’hui écrivent sur le pape François, proposait cette interprétation à ses gestes : après les papes Jean XXIII et Paul VI, une fracture s’est produite dans l’histoire de l’Église de nos jours. Peut-être le pape François rejoint la fameuse affirmation du pape Jean, peu de jours avant le Concile : « L’Église se présente comme elle est, comme l’Église de tous et surtout des pauvres ». Et ce me semble clair : les premiers à être pauvres, à se ranger parmi les pauvres, ce devrait être nous, les consacrés.

 

P. Attilio Zorzetti, scj

Provincial des Dehoniens en Argentine

 

(Texte publié par la revue « Testimoni », avril 2013, pp. 41 - 43, traduit par A. Perroux )

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