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Le Père Jean-Jacques Flammang SCJ sur le Transhumanisme

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L'humanisme chrétien

 S'exclaustrer de l'Abbaye de Thélème pour dire la vérité sur le transhumanisme

 

Depuis qu’au début du XXIe siècle les instances politiques américaines et européennes ont demandé à des spécialistes des Rapports officiels[1]sur le développement de la nanotechnologie, de la biotechnologie, des technologies de l’information et des sciences cognitives, le terme de transhumanisme ne cesse d’intriguer les scientifiques, les responsables politiques, les philosophes…, bref tous ceux qui se posent des questions sur l’avenir du passé de l’humanité. 

En effet, les différentes techno-sciences se développent de plus en plus en synergie pour créer ce « nano-bio-info-cogno[2] » (NBIC) qui serait en train de transformer non seulement l’homme individuel, mais bien l’espèce humaine elle-même. Celle-ci serait « augmentée » et n’aurait plus que des relations au vieil homme comparables à celles que celui-ci a de nos jours avec ses cousins, les singes. Formant une nouvelle espèce, séparée des humains actuels, les extropiens ou cyborgs ou posthumains - peu importe le nom qui les désignera - constateront en ces temps nouveaux que « ceux qui sont restés humains deviendront alors vraisemblablement une sous-espèce. Ils formeront en fait les chimpanzés du futur[3]. »

Certains techniciens des sciences contemporaines n’excluent plus la formation d’une nouvelle espèce qui ne sera pas simplement biologique, comme le sont les espèces qui l’ont précédée, mais qui sera une espèce NBIC issue de l’homo sapiens sapiens grâce à la mise en œuvre des techno-sciences de celui-ci.  

On propose donc le mot « transhumanisme » pour caractériser cette nouvelle espèce : « trans » signifiant « au-delà » du simple humanisme, le dépassant vers une réalité dont on se demande à juste titre si elle suit encore les idéaux de cet humanisme qui a inspiré l’être humain jusqu’ici.

L’enjeu n’est pas sans intérêt. L’humanisme dit ce qui est « vraiment humain » et  favorise les registres culturels au sens large, œuvrant dans le sens de la réalisation de la nouvelle essence entrevue. Au cours de l’histoire européenne, ce courant culturel apparaît au moment où de nouveaux savoirs sur l’homme se développent. Il fallait alors redire haut et fort ce qu’est l’homme, pour l’arracher à un passé qui l’aurait freiné dans son développement, mais aussi pour le protéger contre des visions qui en détruiraient l’essentiel : « n’est vraiment homme que celui qui… » Les points de suspension sont remplacés de différentes façons, présentant ainsi les conceptions de l’homme et les courants humanistes à défendre.

Lorsque des penseurs ont commencé à parler d’humanisme chrétien, d’aucuns ont voulu leur interdire cette expression. Le vocable « humanisme » serait exclusivement réservé à ces conceptions précises qui voient l’homme libéré de toute servitude. Or être chrétien, et en conséquence suivre le Dieu révélé par Jésus Christ, contredirait le fondement même de l’humanisme qui stipule que l’être humain autonome ne reçoit pas sa loi d’ailleurs, mais se la donne lui-même, indépendant de tout « au-delà », de tout maître et de tout dieu. 

L’humanisme, le vrai, exclurait ainsi tout renvoi à un autre et tout passage vers un ailleurs qui, franchissant les limites bien circonscrites par l’autonomie, transgresseraient les interdits pour à nouveau aliéner la liberté humaine que l’humanisme avait tant aidé à libérer. En aucun cas, l’humanisme ne doit se transformer en une sorte de transhumanisme qui imposerait à l’homme libre une quelconque hétéronomie venue d’ailleurs. 

On entrevoit l’enjeu. L’humanisme protège la liberté de l’homme, et pour la protéger, il lui assigne un espace bien délimité qui ne permet aucune transgression vers un ailleurs. S’opposant à tout trans-humanisme, l’humanisme finit pour ainsi dire par emprisonner l’homme dans son autonomie et sa liberté propre. 

C’est là le grand paradoxe de la modernité qu’avait déjà entrevu, au seuil des temps modernes, Rabelais en imaginant son impressionnante abbaye de Thélème. Il vaut la peine de relire ces textes. Dans cette abbaye moderne, tous, hommes et femmes, devaient non pas suivre des lois, statuts ou règles, mais vivre « selon leur vouloir et franc arbitre[4] ». L’unique règle à respecter à Thélème, Gargantua l’avait établie : « Fays ce que voudras ! » Comme la grande culture chrétienne avait pris naissance dans les cloîtres des abbayes médiévales, la culture humaniste devrait se développer à Thélème, ce lieu intriguant et ambigu où l’on peut certes faire ce que l’on veut, mais où l’on se rend compte peu à peu que peu importe ce que l’on fait, on reste toujours dépendant de l’unique loi de l’abbaye. Le prétendu « franc arbitre » n’est finalement pas autonome, mais il est déterminé par cette loi unique à laquelle nul ne peut échapper : « Fais ce que tu veux ! » Tu pourras alors faire ce que tu veux, tu obéiras toujours à cette loi de l’Abbaye, et tu y resteras enfermé. La liberté et son autonomie se révèlent ainsi être dépendantes de celles de cet autre qui a fondé l’abbaye et sa modernité. Détail qui devrait fasciner les lointains héritiers de Thélème : « Fut ordonné que là ne seraient reçues sinon les belles, les bien formées et bien naturées, et les beaux, bien formés et bien naturés… ». N’est-ce pas là le rêve de la modernité tardive avec ses progrès scientifiques qui la préparent à accéder à ce transhumanisme qui promet d’augmenter l’homme, de lui procurer beauté, excellence, vie sans fin ?

Jean-Michel Besnier[5]nous avertit : « Ce qui fut présenté comme le moyen de l’autonomie de l’homme devient une puissance qui dicte ses règles. » Et analysant l’ambiguïté de la modernité, Zigmunt Bauman rappelle que celle-ci nous mène droit en prison de laquelle seule une postmodernité pourrait nous faire entrevoir une issue. Mais quelle sera cette postmodernité ? Sera-t-elle ce transhumanisme nano-bio-info-cogno tellement en vogue ces dernières années, ou y a-t-il une autre sortie possible de la modernité-prison ?

Dans son livre Le transhumanisme[6],Xavier Dijon, jésuite et professeur émérite de la Faculté de Droit de l’Université de Namur, signale que déjà de nos jours « l’homme est de plus en plus augmenté par les implants, les nanorobots et les programmes d’ordinateur de telle sorte que, finalement, il se demandera – ou bien il n’aura même plus l’occasion de se demander – s’il n’est pas devenu lui-même une machine, incapable de ressentir une émotion ou de prendre une décision éthiquement justifiée. » Les nouvelles techniques auraient tellement envahi la vie humaine, « depuis la procréation médicalisée jusqu’à la mise hors-jeu de la mort », qu’il ne serait plus possible de faire marche arrière. 

Barbara Garson regrette qu’« un degré extraordinaire d’ingéniosité humaine ait été mis au service de l’élimination de l’ingéniosité humaine ». Cette citation est reprise du livre Le Transhumanisme de Béatrice Jousset-Couturier qui essaie de répondre à la question Faut-il avoir peur de l’avenir ? Sa conclusion est plutôt optimiste : Qui sait si l’allongement de la vie que nous promettent les technologies NBIC ne nous aidera pas à « continuer d’exprimer deux des signes de notre suprême liberté face aux machines, que sont notre intériorité et notre pouvoir de création[7] » ?

Qui sait ? Mais il reste cette autre question de savoir quels moyens nous donner pour approfondir notre intériorité et pour redynamiser notre pouvoir de création.

« L’humanisme qui exclut Dieu est un humanisme inhumain. »Voilà une affirmation de Henri de Lubac, grand théologien du XXe siècle et interprète perspicace de la modernité. Sa formule fut souvent reprise. Pour exemple : l’instructive encyclique Caritas in Veritate où le pape Benoît XVI explique que « seul un humanisme ouvert à l’Absolu peut nous guider dans la promotion et la réalisation de formes de vie sociale et civile – dans le cadre des structures, des institutions, de la culture et de l’ethos– en nous préservant du risque de devenir prisonniers des modes du moment. C’est la conscience de l’Amour indestructible de Dieu qui nous soutient dans l’engagement, rude et exaltant, en faveur de la justice, du développement des peuples avec ses succès et ses échecs, dans la poursuite incessante d’un juste ordonnancement des réalités humaines. L’amour de Dieu nous appelle à sortir de ce qui est limité et non définitif ; il nous donne le courage d’agir et de persévérer dans la recherche du bien de tous, même s’il ne se réalise pas immédiatement, même si ce que nous-mêmes, les autorités politiques, ainsi que les acteurs économiques réussissons à faire est toujours inférieur à ce à quoi nous aspirons. Dieu nous donne la force de lutter et de souffrir par amour du bien commun, parce qu’Il est notre Tout, notre plus grande espérance.[8] »

C’est là une bien autre loi que celle décrétée par Gargantua pour son Abbaye de Thélème, prototype de toute société moderne fondée exclusivement sur l’autonomie de la liberté humaine. Loin de nous tenir à tout prix enfermés dans une modernité et son inévitable dérive vers un transhumanisme caractérisé par une rationalité NBIC, la loi de l’amour de Dieu nous appelle à « sortir de ce qui est limité et non définitif » et nous donne le courage « d’agir et de persévérer dans la recherche du bien de tous ». 

L’amour de Dieu auquel répond la foi chrétienne peut nous exclaustrer[9]de l’abbaye de Thélème, non pas pour nous transférer en une autre prison qui serait le transhumanisme, mais pour nous ouvrir un ailleurs qui nous rendra capables de gérer la rationalité NBIC sans en être entièrement déterminés. 

Cet ailleurs qu’est l’amour de Dieu, l’humanisme chrétien l’avait envisagé et continue à le proposer à ceux qui sont devenus sceptiques par rapport à une évolution transhumaniste, certes déjà effective, mais non pas fatale. Pour rencontrer la dynamique déshumanisante à l’œuvre dans le transhumanisme NBIC, il faut d’abord libérer la liberté humaine. Le pape Jean-Paul II l’avait bien vu, et dans son homélie à Lourdes, le 15 août 2004, peu avant sa mort, il nous avertit : « La liberté humaine est une liberté marquée par le péché. Elle a besoin elle aussi d’être libérée. Christ en est le libérateur, Lui qui « nous a libérés pour que nous soyons vraiment libres » (Ga5, 1). Défendez votre liberté ! » 

Si « pécher » signifie « se séparer, s’isoler », alors on est proche de ce qui est arrivé à la liberté moderne. Elle s’est de plus en plus éloignée de Dieu pour s’enfermer dans une autonomie qui finalement l’empêche de vivre la véritable liberté issue de l’accueil de la joie de l’Evangile que promeut l’humanisme qui se dit chrétien. 

Dans son encyclique Laudato si’, le pape François fait remarquer que nous courons « le risque permanent de devenir profondément individualistes, et que beaucoup de problèmes sociaux sont liés à la vision égoïste actuelle axée sur l’immédiateté, aux crises des liens familiaux et sociaux, aux difficultés de la reconnaissance de l’autre[10] ».

Face à ce retrait individualiste dans des abbayes de Thélème illusoires où chacun ne pense qu’à faire ce qu’il veut, le pape plaide pour une « communion qui guérit, promeut et renforce les liens interpersonnels. Tandis que dans le monde, spécialement dans certains pays, réapparaissent diverses formes de guerre et de conflits, nous, les chrétiens, nous insistons sur la proposition de reconnaître l’autre, de soigner les blessures, de construire des ponts, de resserrer les relations et de nous aider « à porter les fardeaux les uns des autres » (Ga 6,2).[11] »

Les acquis des sciences NBIC n’étant pas exclusivement des produits d’un  humanisme athée, ils ne sont pas à rejeter tels quels. Ce qui doit être refusé, c’est plutôt cette dynamique dominatrice d’une rationalité manipulée afin d’instaurer pour quelques riches privilégiés un transhumanisme « augmentant » l’homme et lui garantissant une « vie sans fin ». 

Vu le double sens que peut prendre cette dernière expression, l’humanisme chrétien souligne bien que la vie n’est pas « sans fin ». Un transhumanisme qui l’affirmerait serait un leurre. A la mort, la vie de l’homme parvient à sa fin. Là, elle sera transformée, non pas en un corps NBIC dont rêvent les technologies transhumanistes et leurs idéologies actuelles, mais bien en ce corps « spirituel » dont parle saint Paul lorsqu’il essaie d’expliquer aux Corinthiens ce que pourrait bien être la plénitude de la vie en Dieu[12]. Le véritable transhumanisme serait donc l’humanisme chrétien qui croit que la vie n’est pas sans fin, mais que sa fin est pleinement ouverte à cet Autre qui est l’Amour de Dieu. L’homme n’est pas destiné à vivre indéfiniment une liberté vide, enfermée dans une autonomie qui perd de plus en plus ses ressources ; il est plutôt appelé à vivre une liberté en relation avec le Dieu trinité qui est amour et qui l’a créé pour le faire participer à la plénitude de la Vie. Informée par la foi chrétienne, l’humanisme prend ainsi des dimensions autrement transhumanistes. Loin d’une vision (post)moderne qui transformerait l’homme d’aujourd’hui en singe de demain, l’humanisme chrétien thématise la fin de l’homme et l’accompagne dans son dynamisme créateur en lui rappelant son origine et sa fin véritables : Dieu, sans qui l’homme serait si misérable[13].

Par l’amour de Dieu qui a créé le monde et l’accompagne dans son évolution, par l’espérance que personne n’est exclu du Règne de justice et de paix que le Christ a instauré, par la foi que la vie ne sera pas détruite, mais bien transformée lorsque prendra fin notre séjour sur terre[14], nous recevons « le courage d’agir et de persévérer dans la recherche du bien de tous » et« la force de lutter et de souffrir par amour du bien commun » jusqu’à ce que notre cœur repose en celui qui « nous a aimés et s’est livré pour nous[15] ». Avec saint Augustin, nous pouvons ainsi confesser un « transhumanisme » qui nous rappelle la véritable destinée de l’homme : « Magnus es, Domine, et laudabilis valde… quia fecisti nos ad te et inquietum est cor nostrum, donec requiescat in te.[16] »

P. Jean-Jacques Flammang SCJ

aumônier de l’ALUC

 



[1]Cf. Mihail C. Roco. William Sims Bainbridge : Converging Techonologies for Improving Human Performance. Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science,2002. Alfred Nordmann : Converging Technologies – Shaping the Future of European Societies,2004. 

[2]Gilbert Hottois : Le transhumanisme est-il un humanisme ?Académie royale de Belgique, 2014. D’autres auteurs emploient l’expression « sciences NBIC ». 

[3]Kevin Warwick : I, cyborg, cité par Xavier Dijon dans Le Transhumanisme(Collection Que penser de… ?), Namur, Editions Jésuites, 2017, p. 11. 

[4]Les citations sont reprises du « XVIe siècle. Les grands auteurs français du programme » d’André Lagarde et de Laurent Michard, p. 69-70.

[5]cf. Jean-Michel Besnier : Demain les posthumains: Le futur a-t-il encore besoin de nous ?, 2010. 

[6]cf. Xavier Dijon : Le Transhumanisme (Que penser de… ?), p.109. 

[7]Béatrice Jousset-Couturier : Le Transhumanisme. Faut-il avoir peur de l’avenir, Groupes Eyrolles, 2016. 

[8]Benoît XVI : Caritas in Veritate, n.78. 

[9]En droit canonique une exclaustrationest une autorisation officielle accordée à un religieux de vivre à l’extérieur de sa communauté religieuse.

[10]Pape François : Laudato Si’, n. 162. 

[11]Pape François : Evangelii Gaudium, n. 67.

[12]cf. 1 Co 15, 45.

[13]cf. Maxence Caron : L’Insolentet toute son œuvre, en particulier La Vérité captive. 

[14]cf. Première Préface des défuntsdu Missel Romain. 

[15]cf. Lettre de saint Paul aux Galates, Ga 2,20.

[16]Saint Augustin, Confessiones, I,1 : « Tu es grand, Seigneur, et infiniment louable… car tu nous as faits pour toi, et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en toi. »

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