Le Vénérable Père DEHON Léon
(Jean du C. de Jésus)
(1843 - 1925)
Né le 14.03.1843
Prêtre le 19.12.1868
Prem. Rédac. des Const. le 31.07.1877
Profès le 28.06.1878
Perpétuelle le 17.09.1886 à St-Quentin
décès le 12.08.1925
Fondat. et 1er Sup. Gén (1878-1925)
Début du procès de canonis. 31.05.1952
Décret «super scriptis» 20.07.1960 et 19.11.1971
Décret «super virtutibus» 08.04.1997

« LES COLONNES DE LA CONGREGATION »
A leur tête, « l'admirable » Père Dehon, un géant, dont les pages qui précèdent ont déjà permis d'entrevoir la majestueuse silhouette. Physiquement, il en imposait par son altière stature; au point de vue moral et intellectuel, il était infiniment plus grand encore... Noble esprit à la vaste culture, on eut dit que rien ne lui était étranger: dogmatique, ascétisme, morale, histoire, droit, économie politique et sociale, politique, arts, sciences mathématiques et autres, lettres... dans tous les domaines, le Père Dehon gardait une parfaite aisance de mouvement, fut-ce même — nous l'avons constaté maintes fois — en tête à tête avec des spécialistes.
Une note, pourtant, l'emporte sur toutes les autres: il fut, avant tout, religieux, prêtre réparateur, dans toute la force du terme: Homme de Dieu et homme de ses frères, au prix de n'importe quels sacrifices, il éprouvait jusque dans sa sensibilité, l'angoisse de Dieu inconnu, méconnu, offensé, non moins que d'immenses pitiés pour la misère physique et morale de ceux qu'il voyait souffrir: aussi fut-il, tout à la fois, apôtre et homme d'Œuvres. Toute sa vie de prières, de labeur incessant et de sacrifice, fut une tentative—heureuse en fin de compte — de réaction, dans l'un et dans l'autre sens: I1 aima Dieu. ., il aima ses frères, on sait un peu maintenant, au prix de quelle vie douloureuse ! I1 réalisa son rêve généreux de réparer, en gravitant dans l'orbite du Réparateur par excellence, Notre Seigneur Jésus-Christ: Le divin Sauveur, en effet, a payé surabondamment la facture de nos dettes, à nous d'en acquitter le timbre. Toutefois, la réparation personnelle, par amour, ne suffit pas à sa religieuse ambition: il sera multiplicateur, dépensant toutes les ressources de son coeur, de son activité, de son talent, de sa fortune, à faire sortir de terre une armée de prêtres-réparateurs; de sorte qu'avec un sens très averti de l'opportunité, en moins de cinquante ans d'une époque où l'Eglise manquait de prêtres, il lui en offrit plus de mille, dont beaucoup déploient encore leur zèle apostolique, dans les rangs des deux clergés, en Europe et dans dix Missions.
En toute circonstance, homme de foi, c'est là le trait caractéristique de sa physionomie, il vivait d'une manière habituelle en présence de Dieu, dans le recueillement: «Vita mea abscondita cum Christo in Deo. » Tout le lui révélait: l'Eglise, les personnes dont il fut toujours infiniment respectueux, les choses, les événements; aussi n'admettait-il jamais la discussion des ordres, ni même des préférences exprimées par le Souverain Pontife. C'est parce qu'il s'éclairait à la lumière incomparable de la foi que, loin de sombrer dans le pessimisme, il excellait le plus souvent à souligner, dans de claires vues de foi, les secrets desseins de la Providence, jusqu'au sein des épreuves les plus déconcertantes. Sans revenir ici sur le «Consummatum est», n'a-t-il pas accepté, en faisant la part des choses, maintes critiques, acerbes parfois, de la presse sur l'un ou l'autre de ses ouvrages ? (Il s'agissait de travaux exécutés sans documentation, pendant les années de bombardement qu'il subit à Saint-Quentin....
Aux récréations, qui lui étaient une occasion d'entretenir le moral des siens, durant ces jours de sang et d'héroïque misère, il parvenait habituellement à combiner sans peine ses «coups », au domino ou au tric-trac, malgré les explosions qui, chaque jour, ne permettaient plus même aux joueurs de s'entendre. Pas de rire, chez lui, même aux heures de détente, mais seulement le bon sourire épanoui, dans lequel on sentait l'intention évidente de faire plaisir. Le ridicule ne l'empoignait pas; se moquer, persifler, lui étaient deux travers inconnus; il se dominait toujours et rien ne le dominait. Le fond de son âme était le sérieux, le grave; la pensée du Sacré-Cœur souffrant, sans doute actuellement impassible, mais non insensible, et le souci du bien spirituel et temporel des âmes étaient les préoccupations les plus habituelles de son esprit.
Humble et doux, il avait le secret de se mettre à la portée des plus simples, mais il n'hésitait pas, nous le verrons, à revendiquer jusque devant la Justice, les droits de Dieu, avec une virulence qui l'apparente à saint Jean Chrysostome. Obéissant, il déconcerta les pronostics de ceux qui disaient de lui: « I1 n'en reviendra pas ! » Mortifié, ses préférences allaient, par principe, mais non d'une manière exclusive, aux pénitences les plus simples en apparence: les observances strictement gardées, les croix providentielles, embrassées avec ferveur, les devoirs d’état, jusqu'à l'extrême limite du possible.
Parfait gentilhomme au demeurant, il se montrait en tout et partout d'une rare distinction naturelle, alliée à la plus haute noblesse morale; c'est là, sans doute, le secret de l'emprise extraordinaire qu'il exerça dans sa paroisse, dans le diocèse et sur les élèves du Lycée d'abord.., non moins que, plus tard, sur la jeunesse de l'Institution Saint-Jean et sur les membres de son Institut. Que de brebis ce bon pasteur n'a-t-il pas poursuivies de ses lettres, pour les ramener au bercail ! Longue serait la liste de ceux qu'il a ainsi « repêchés », saura-t-on jamais à quel prix !
D'une sensibilité exquise, qui s'ingéniait à mettre à l'aise avec un tact inimitable, le Père Dehon paraissait froid cependant, mais il n'était que réservé. Ainsi l'a-t-on vu pleurer à chaudes larmes, à la mort du Père André Prévot.
Est-ce à dire qu'il n'y ait eu, en lui, aucune défectuosité ? Aucune, tout au moins, dont sa volonté ait pris parti ! On a pu lui reprocher, non sans quelques raisons, son caractère parfois primesautier et le fait de n'avoir pas toujours composé ses ouvrages très posément, d'avoir jeté sur le papier les pensées qui lui passaient par la tête, sans toujours se demander si elles étaient à leur place; une fois développées ces pensées, il revenait à son sujet, quitte à repartir dès que l'occasion s'en présentait. On lui a fait grief, ce dont il a convenu depuis longtemps, de son défaut de littérature. . . Quoi encore ?. . Sans doute, sans doute !. . mais les qualités de l'esprit et du coeur éclipsaient à tel point, chez lui, les défectuosités les plus avérées, que même après le « tolle », même après la condamnation du Saint Office, son vénérable évêque n'en continua pas moins à l'entourer de sa plus chaude estime, de sa plus profonde sympathie, non sans lui en prodiguer, dès que l'occasion s'en présentait, les preuves même publiques. Ainsi Sa Grandeur continua à autoriser M. le Chanoine Dehon à accepter des sujets étrangers au diocèse et à disposer d'eux: ce fut le cas notamment de Messieurs Galley, Charcosset, Prévot, Jeanroy; à la différence des sujets diocésains d'origine, que Sa Grandeur voulait pouvoir montrer sous sa main, tant que durerait la période de formation et d'épreuve. Aux funérailles de son Vicaire Général M. Vincent, Sa Grandeur montra, une fois de plus, en quelle estime il avait le Père Dehon, lorsqu'il révéla en public le désir qu'avait nourri celui auquel il rendait les derniers hommages, d'entrer dans sa Société, ajoutant que le Père Dehon serait son Vicaire Général, s'il ne s'était donné à la vie religieuse.
En 1885, le Père Dehon fut chargé de prêcher la station de Carême à la basilique et Sa Grandeur lui écrivait le 18 Février 1885, à cette occasion: « Que Notre-Seigneur bénisse l'importante station quadragésimale de votre basilique, non seulement importante pour la paroisse, mais aussi, indirectement pour le diocèse. » Le sujet en fut une large apologie de l'Eglise, une revue de la grande épopée chrétienne: I°. Dieu Créateur. II°. La chute de l'homme. III°. Le Christ Fils de Dieu, Rédempteur promis et prophétisé. IV°. Le Christ figuré. V° Les préparations providentielles de la Rédemption, les grands empires. VI°. Le Christ Rédempteur. VII°. Le Christ conquiert Rome (ou le christianisme établi). VIII° Le Christ conquiert les nations (ou le Christ propagé et conservé). Et la station se termina par différents sermons pratiques sur la Très Sainte Vierge, la Pénitence, la Sainte Eucharistie, la Passion.
R. DUCAMP
(Extrait de «LE PERE DEHON ET SON OEUVRE»


A l’occasion de son
80ème Anniversaire.
Notre Très Révérend Père Général vient d'accom-plir, à Bruxelles, ses 80 ans. A cette occasion Notre Saint Père le Pape Pie XI a bien voulu l'ho-norer d’un bref dont voici la traduction:
A notre cher Fils JEAN-LÉON DEHON, Fondateur et Supérieur général de la Congrégation des Prêtres du Cœur de Jésus,
PIE XI, PAPE.
Cher Fils, salut et bénédiction apostolique


L'agréable nouvelle est venue jusqu’à Nous de l'accom plissement de votre quatre-vingtième année. Votre amour filial pour Nous, Notre bienveillance à votre égard Nous pressent de vous féliciter vivement de cet heureux événement. Lorsque Nous considérons le cours entier de votre ministère, il Nous plaît d'honorer le zèle que vous montrez pour les âmes soit par l'exhortation du peuple à la prati-que de la foi, soit par l'exercice de la charité, soit par les fatigues que vous vous imposez pour la prédication de la parole de Dieu et la publication de vos ouvrages. Jouissez donc d'un événement si heureux dans l’attente de cette récompense céleste que Dieu, le juste rémunérateur vous donnera. Et Nous, devançant les dé démonstrations publiques de l'affection des vôtres, Nous prions instamment Dieu, de vouloir bien vous conserver de nombreuses années pour le bien de cette vénérable congrégation dont vous êtes le Fondateur et le Père très aimant. -
Que la bénédiction apostolique, que Nous vous donnons de tout cœur, tant à vous, Cher Père qu’à tous les membres de votre congrégation et à leurs oeuvres, soit le gage des dons célestes en même temps que le témoignage de Notre bienveillance.
Donné à Rome, prés de Saint-Pierre, le 8 du mois de mars de l'année 1923 la seconde de Notre pontificat.
PIE XI PAPE.

Voici quelques détails sur la vie de notre Père général.
La famille de. Hou est originaire du Hainaut. Hon est le nom d'une bourgade autrefois terre seigneuriale située entre Bavais et Quévy et arrosée par la rivière du même nom, le. Hon, affluent de l'Escaut.
On trouve le nom de la famille de Hon dès le XIème siècle sur le cartulaire de l'abbaye de Saint-Ghislain. Les de Hon gardèrent la particule jusqu’à la Révolution et voila pourquoi on écrit aujourd'hui Dehon en un seul mot
C'est de cette famille qu'est issu notre vénéré Fonda-teur. Il naquit à La Capelle, département de l'Aisne, le 14 mars 1843. Il fit ses études de droit civil à l'Université de Paris où il fut reçu docteur à l'âge de 21 ans. Mais depuis longtemps le jeune lauréat avait entendu l'appel du maître. Après un voyage en Terre Sainte il commença ses études ecclésiastiques à Rome et les termina en ajoutant trois doctorats: Philosophie, Théologie et Droit Canon, à celui qu'il possédait déjà.
Il fut sténographe au Concile du Vatican.
Il fonda en 1877, à Saint-Quentin, la Congrégation des Prêtres du Sacré-Cœur. Actuellement, moins de cin-quante ans après la fondation, cette société compte près de 700 membres répartis en 3 provinces et ayant une tren-taine de maisons eu Europe, deux missions en Afrique et trois en Amérique.
Certes les épreuves de toutes sortes n'ont pas manqué au T. R. P. Dehon au cours de sa longue carrière apos-tolique, mais quelle consolation pour lui de voir ses fils nombreux et organisés travaillant à l'avènement du Règne du Sacré-Cœur dans les oeuvres les plus diverses et sous les climats les plus différents.
Depuis Bruxelles jusqu'à Rome, dans les neiges de l'Al-berta et sous le brûlant soleil du centre de l'Afrique et de l'Amérique les prières ardentes des Prêtres du Sacré--Cœur sont montées vers le ciel, en ce 80ème anniversaire de leur vénéré Fondateur, pour demander à Dieu de bénir et de leur conserver longtemps encore ce Père bien aimé.
Quelle moisson de mérites vous avez cueillie !
Vous êtes la gloire de notre Jérusalem, vous êtes la liesse notre Israël » lui écrit Mgr Binet, évêque de Soissons.
« La Congrégation des Prêtre du S. C. restera pour témoigner de votre zèle pour les âmes et perpétuera la réalisation de votre programme de charité. » (Mgr Laurentini).
Le Cardinal Van Rossum dit: « La Sacré Congrégation de la Propagande qui a pu tant de fois constater le zèle actif développé par les prêtres de votre méritant Institut exprime à votre Révérence sa plus vive reconnaissance et prie le Seigneur de vous conserver à l'affection des mem-bres de votre Congrégation qui, sous la direction éclai-rée de votre Paternité, réalisera de nouveaux et plus fé-conds progrès dans les missions qui lui ont été confiées.
Nous ne saurions mieux terminer que par ces mots de Georges Goyau dans un article du 11 mars de la Libre Belgique: « Le passé dont le T. R. P. Dehon fut l'artisan lui permet et lui commande de regarder l'avenir avec cette juvénile confiance qu'entretient au cœur des vrais et grands apôtres l'immortelle vertu d'espérance.
M. D.
(Extrait du «Règne du Sacré-Coeur» 1923 (Mars ou Juin)


Homélie de Mgr Binet, évêque de Soissons
Pour mieux faire connaître la grande et noble vie du T.R.P.Dehon, nous complétons par les témoignages de ceux qui l’ont connu, apprécié, aimé.
Monseigneur Binet, évêque de Soissons a retracé, au jour des obsèques, d'une façon magistrale, la carrière et l'oeuvre du T. R. P. Dehon. Sa Grandeur nous pardonnera de le citer tout entier. Ses paroles sont de celles qu'on n’oublie pas:
Mes bien chers Frères,
Une page de grande histoire religieuse, vient d'être achevée; la plume est tombée des mains défaillantes de celui qui l'écrivait depuis 60 ans, mais les Anges ont recueilli cette plume et c'est le Livre de Vie — nous en avons la douce espérance — qui fait suite à l'histoire terrestre et aux œuvres de Vénérable et Discrète Personne, Maître Gustave Léon Dehon, chanoine honoraire de la cathédrale de Soissons, ancien vicaire de cette Basilique, Fondateur et premier Supérieur de l'Institution Saint-Jean, Fondateur et Supérieur général des Prêtres du Sacré-Cœur. A l'un de ses fils les plus éminents du XIX. siècle, le diocèse de Soissons, dont Je suis le fils aussi, apporte par mon ministère les larmes de deuil, les immenses regrets, les hommages, l'infinie gratitude, le tribut de prières surtout, qui lui sont dus à tant de titres.
Le patriarche Jacob, mourant sur une terre hospitalière, ordonna à ses fils de transporter son corps après sa mort dans la terre où il avait reçu les inspirations du ciel, où il avait vécu, lutté, souffert. Ainsi a fait le T. R.P. Dehon. Il aimait trop la France et le département de l'Aisne, où sa famille a fait si grande figure, il aimait trop cette ville de Saint-Quentin pour ne pas dire à ses fils réunis autour de sa couche funèbre: « Réunissez-moi à mon peuple. »
Saint-Quentin ! Quelle place cette ville a tenue dans la vie du grand vieillard, du grand citoyen français, du prê-tre éminent que nous pleurons! Quelle place le R. P. Dehon y a tenue! Venu ici de la Capelle en passant par les Universités de la Ville éternelle, l'abbé Dehon apporta dans cette paroisse, les élans chevaleresques et magnanimes d'un jeune croisé, avec une science doctorale, rarement aussi complète chez un jeune prêtre. Docteur en droit canonique et en droit civil, docteur en philosophie et en théologie, il avait été associé en quelque manière, lui tout jeune prêtre, aux travaux du Concile du Vatican.
Arrivé à la Basilique de Saint-Quentin, dans la plus importante et la plus vivante paroisse du diocèse, tout de suite il s'impose à l’attention, il porte au front une auréole et il gagne la sympathie très réelle de Monseigneur Thi-baudier son évêque.
Mais à la manière de tous les vrais prêtres, au lieu de se confiner superbement dans la tour d'ivoire de sa supériorité intellectuelle, il se jette à corps perdu dans les œuvres, et les œuvres ouvrières
Précurseur pour ainsi dire de Léon XIII, Il réalise avant la lettre le fameux « Prodire ad populum ». Il faut aller au peuple. Le cercle catholique de la rue des Bouloirs, dont les premiers aumôniers sont encore ici présents, M le chanoine Brochart et M. Ie vicaire général Parmentier, et les diverses œuvres qui s'y rattachent lui doivent leur naissance. C'est lui qui conçut et organisa, pour le peuple du faubourg. la fondation de l'église Saint-Martin.
Pendant vingt ans, quelle est la grande initiative prise à Saint-Quentin dans l'ordre religieux, où l'on n'a pas trouvé la main, mais surtout la grande âme de M. Dehon?
L'homme d'action ne fit jamais tort chez lui à l’homme de doctrine. Je me demande si l'Encyclique « Rerum novarum » de Léon XIII sur la condition des ouvriers, a trouvé un plus fervent disciple. Pendant plusieurs années il a présidé à Soissons — avec quelle maîtrise — le Comité diocésain d'études sociales, si encouragé par Mgr Duval.
Il avait à ses côtés ce grand croyant et ce grand fran-çais, ami d'Albert de Mun, le marquis de la Tour du Pin d'Arrancy, fils aussi de l'Aisne et dont on ramenait naguère les cendres au tombeau de ses pères. Des réu-nions d'études de Soissons est sorti ce livre classique remarquable, vrai code de la sociologie chrétienne qui suppose une vaste science et un cœur apostolique plus vaste encore: le Manuel social Chrétien.
Mais l’œuvre de prédilection du R. P. Dehon fut sans conteste l'Institution Saint-Jean: son fief, son domaine, sa chose et son bien personnel dans toute la force du terme. Il eut la noble et sainte ambition de tous les édu-cateurs chrétiens. Au nom de la liberté légale d’enseigne-ment, surtout au nom de l’honneur et de la liberté du Catholicisme, il voulut doter la grande ville de l’Aisne d'un grand collège chrétien. Il. voulait y former, y façon-ner une belle jeunesse, marchant le front haut dans la lumière radieuse de la foi, dans l'atmosphère de la vertu chrétienne et dans l'ambiance ennoblissante de la belle culture française traditionnelle.
La jeunesse vint à lui avec enthousiasme; avec enthousiasme surtout des prêtres de valeur et de dévouement associèrent leur belles ambitions sacerdotales aux siennes.
Saint-Jean fut une ruche bourdonnante où se fabriqua le miel le plus exquis. Avec quelle vénération quelle émotion, quel culte les anciens élève du R. P. Dehon parlent de lui; avec quelle stupeur, ils ont appris sa mort, avec quel cœur angoissé ils entourent sa dépouille! Ne faut-il pas être grand surtout par le cœur, quand on est ainsi aimé?
Les œuvres de Dieu les plus grandes et les plus fécon-des ne vont pas sans des traverses.
Le R. P. Dehon ne connut pas que des triomphes, le Calvaire voisina souvent pour lui avec la Montagne des Béatitudes. N'avait-il pas fait le « vœu de Victime »?
Mais en suivant la voie de ronces et d'épines, il trouva le Sacré-Cœur et se donna tout entier à Lui, avec bon nombre de ses amis.
Là encore, il prit une position de premier plan dans le grand mouvement qui porte la chrétienté moderne vers le Sacré-Coeur de Jésus. C'est un grand honneur pour le diocèse de Soissons d'avoir donné, au XVIIIe siècle par un de ses évêques, Monseigneur Simon Legras, une des premières approbations officielles à l'office des Sacré-Cœur de Jésus et de Marie, propagé par saint Jean Eudes; d’avoir eu comme évêque au XVIIIe siècle, Monseigneur Languet de Gergy, le premier historien de sainte Marguerite Marie et d'avoir vu au XIXe siècle, le R. P. Dehon faire école en France, en Belgique, en Hollande, en Allemagne, en Italie, en Amérique, en Afrique, dans une magnifique propagande de dévotion réparatrice envers le Sacré-Cœur; quelle magnifique récompense pour lui d'avoir vu le Saint-Siège confier à ses disciples l'œuvre considérable de l'édification de la Basilique du Sacré--Cœur de Rome!
Par le dévouement de ses missionnaires. dont je salue ici le plus distingué dans la personne de Mgr Grison, évêque de Stanley-Falls, le gouvernement Belge à considéré le R. P. Dehon comme un grand bienfaiteur de la Belgique.
Vienne le jour où le gouvernement français regardera du même œil le zèle magnifique des fils spirituels du R. P. Dehon.
Mais combien de prêtres du clergé séculier de ce diocèse ont dû l'éclosion, le développement et l'aboutissement de leur vocation sacerdotale à ce grand et saint prêtre, au cœur si large et si aumônier, qui ne comptait jamais avec les difficultés, et pour qui, certes, le mot «impossible» n'était pas français. Comme saint Jean-Baptiste, il ne conservait pas jalousement ceux qu'il avait conquis et conduits dans les ascensions spirituelles pourvu qu'ils allassent au Christ et à son service. Et de cela, le diocèse de Soissons et l'évêque de Soissons devront au R. P. Dehon d'éternelles actions de grâce.
Et il s'en est allé le grand vieillard au coeur toujours jeune, toujours confiant, toujours optimiste vers l'éternelle jeunesse du Christ, au Cœur duquel il s'était consacré. Il a tant pratiqué Jésus-Christ dans les suprêmes manifestations de la charité qu'il n'a pas connu ces craintes ni ces effrois qui se rencontrent même chez les plus grands saints; et cette sérénité devant la mort est une leçon de chose admirable, digne de nos méditations.
Le T. R. P. Dehon s'est vu mourir, et il n'a pas frémi et quelques heures avant de rendre le dernier soupir il a dit à un de ses amis qui me l'a rapporté: « Jésus est si bon. Il me recevra vite dans son Paradis ! »
Nous réciterons les dernières prières de la Sainte Liturgie pour que le voeu de cette grande âme sacerdotale qui était toute eu confiance, soit réalisé: Et à vous tous qui avez la foi dans le Christ je dis: «Soyez les amis du Sacré-Coeur comme 1'a été le T. R. P. Dehon et comme lui vous affronterez le grand passage dans la paix et le baiser du Seigneur ». Ainsi-soit-il
Une fois de plus, je prie sa Grandeur Monseigneur l'Evêque de Soissons, de pardonner à mon audace et à mon Indiscrétion la publication de ses paroles. Elles sont pour nous Prêtres du Sacré-Cœur, enfants spirituels du T.R.P. Dehon une consolation et un réconfort. Elles sont une preuve de plus que notre cher défunt méritait l'estime qu'avaient de lui les princes de l'Eglise et l'affection respectueuse que nous lui portions. Estime, respect, affec-tion, que le T.R.P. Dehon rendait aux uns comme aux autres.
Je demande à sa Grandeur l'autorisation de rappeler un fait qui lui est personnel et qui est le plus beau témoignage de l'amitié qu'elle portait au R P. Dehon.
C'était en 1921, le jour de la fête du Sacré-Cœur. Il y avait à l'Institution Saint-Jean, solennité de Première Communion solennelle, Monseigneur venait le même jour à donner aux élèves le Sacrement de Confirmation. Le T. R. P. Dehon était présent. Il devait le soir prêcher à la Basilique de Saint-Quentin, dans la chaire où à pareil jour il était monté pour la première fois cinquante ans plus tôt. Le T. R Père et moi, nous étions dans la sacristie, attendant l'arrivée de Monseigneur. On vint nous prévenir que la voiture épiscopale s'arrêtait à la porte: «Vite, mon petit, vite, il ne faut pas faire attendre Sa Grandeur», et sans plus attendre, laissant se former le cortège officiel des enfants de chœur et des confirmants, il se dirige vers le parloir. Monseigneur Binet y revêtait ses ornements épiscopaux. Quelqu'un de son entourage annonça le Père Dehon. Monseigneur sortit aussitôt, fit quelques pas dans le corridor et prenant les mains du Père, l'empêcha de s'agenouiller et lui dit: « Oh, Père, que je suis heureux de vous voir.
J'ai admiré à la fois la simplicité respectueuse de notre vénéré fondateur voulant donner à tous l'exemple du res-pect et se préparant à rendre hommage au Pasteur du diocèse et la simplicité affectueuse de ce même pasteur refusant cet hommage d'un prêtre qu'il aimait et vénérait.
Citerai-je encore ce magnifique portrait tracé de lui par un de ses anciens élèves dans le journal « Lc Guetteur de l'Aisne » : ` « Le T. R. P. Dehon, tel un patriarche est enseveli au pied de l'arbre qu'il a planté et qui, grêle et fluet en ses premières années étend, maintenant ses branches, au loin sur le globe. Son souvenir restera vivant dans le coeur de tous ceux — et ils sont nombreux — à qui sa parole a fait du bien.
Ce gentilhomme — il l'était jusqu'au bout des ongles — de l'aristocratie terrienne de la Thiérache et qui pouvait se réclamer de la noble lignée des d'Hondt du Hainaut, lesquels par suite de l'injure des temps abandon-nèrent la particule, sut se faire pardonner sa fortune en la sacrifiant pour la fondation de grandes œuvres religieuses. Et sa distinction d'allures et de manières — qui pouvait sembler parfois un peu altière et dédaigneuse — il la sut assouplir et rendre accessible par son indulgente bonté et sa simplicité d'accueil.
Un socialiste fameux de Saint-Quentin, un jour d'exaltation était venu avec l'intention de provoquer, de narguer, de bafouer la calotte an seuil même de 1'1nstitution Saint-Jean. I1 se trouva inopinément face à face avec 1'abbé Dehon. Surpris décontenancé, ébaubi et pantois, il dut rengainer et ne put se tirer d'embarras qu'en bafouillant une banale formule de politesse: «Monsieur l'abbé Dehon, je suis bien aise de vous saluer».
Disciple de Jésus-Christ qu'il servait avec une foi pro- fonde et un respectueux amour, son grand cœur de prêtre (le prêtre est un autre Christ) 1'avait porté d'abord « à mul-tiplier le pain » de la bonne doctrine pour le distribuer aux petits et aux humbles, foule affamée qui attirait sa compatissante bienveillance: « Les petits ont demandé du pain... J'ai pitié de cette foule ». I1 fit sienne aussi cette monition du Maître: « Laissez les enfants venir à moi ! » De là est née son œuvre d'éducation de la jeunesse, l'Institution Saint-Jean.
Enfin son âme ardente débordante de charité avait recueilli aussi pieusement pour la réaliser cette autre parole du Christ: « Je n'ai été envoyé que pour les brebis égarées» et celle-ci: «Allez enseignez l'Evangile à toute créature! » Et le vaillant et intrépide Mgr Grison, pré-sent aux obsèques, qui compte 28 ans de ministère très actif en Afrique équatoriale et qui représentait à lui seul, si noblement tous les fils spirituels du R. P. Dehon dis-séminés par le vaste univers, prêchant baptisant, caté- chisant, besognant, se tuant à la peine, était un témoin singulièrement probant de la puissance persuasive et du zèle conquérant du vénérable défunt.
Il laisse un nom béni, des ouvrages nourris de saine et forte doctrine, empreints de piété douce, engageante, mais sincère et exacte à ne pas dissimuler les aspérités et les exigences de la morale chrétienne. Il laisse surtout une oeuvre vaste et féconde, en pleine prospérité, animée de son esprit de foi et qui vivra de sa vie, chargée de fleurs et de fruits de salut: la Société des Prêtres du Coeur de Jésus.
Cet homme d'une rare énergie et d'une activité dévorante est mort pour ainsi dire la plume à la main, ayant dépassé notablement la durée ordinaire de la vie humaine et selon la gracieuse image employée par Mgr Binet, les anges ont recueilli cette plume pour inscrire là-haut, le nom du R. P. Dehon sur le livre de vie.
Pour la première fois, après une vie passée dans, le renoncement au service des humbles, vouée à l'extension du Règne du Christ pour la propagation de sa doctrine et de sa morale,
Après tant de combats, d'épreuves et de travaux,
Noble ouvrier du Christ, il jouit du repos.
A l'auteur de ces lignes, qui modestement se cache sous les initiales J. C. un cordial merci pour cet hommage rendu à l'intelligence et au coeur de notre Père, par une autre intelligence et un autre coeur.
Quelques lignes prises çà et là dans les nombreux hommages rendus au caractère et aux vertus du T. R. P. Dehon compléteront ces portraits tracés de main de maître. Elles montreront l'impression profonde qu'il produisait sur ceux qui l'approchaient. Elles témoigneront de l'estime dans laquelle il était tenu par les personnalités du monde religieux et laïque.
Le T. R. P. Philippe, Assistant général nous donne en fin de son émouvant article, « Les derniers jours d'une belle vie», le télégramme envoyé au nom du Souverain Pontife par son Eminence le Cardinal Gasparri.
Le cardinal Pompilli, vicaire de sa Sainteté, envoyant ses condoléances, écrit: «J'ai rencontré le regretté Père lors de la pose de la première pierre de l'église du Sacré--Coeur aux Pratti. Il m'a fait l'impression d'un saint. Je me souviens de ses paroles pleines d'ardeur et de sagesse paroles qui trahissaient le cœur d'un apôtre. Je prierai pour lui, comme vous 1e demandez, Mais je suis convaincu qu’il n'a pas besoin de nos prières.»
Il écrit à notre Procureur général: «Il m’est tombé sous les yeux un article qui parlait des funérailles du T. R. P. Dehon à Bruxelles. j’en ai ressenti une vive douleur, car c'était un vrai saint. ».
Toutes ces journées étaient laborieuses et employées au bien. Cette activité intense ne s'explique que par une vie intérieure parfaite, vie remplie toute entière de l'amour de Dieu.
Son Eminence le cardinal Mercier archevêque de Malines le proclame un homme de prière et un ardent travailleur. Son Eminence le cardinal Dubois dit: Le R. P Dehon fut un homme vraiment apostolique et l’œuvre qu'il a fondée et dirigée depuis près de 50 ans atteste son esprit d'initiative, sa grande foi et son ardente charité.
Monseigneur Le Roy, Supérieur général de la congrégation du Saint Esprit le regarde comme un grand serviteur de l'Eglise.
Le T. R. P. Ministre Général des Pères Capucins l'ad-mire comme un des apôtres les plus ardents et les plus bienfaisants du Cœur de Jésus.
La T. R. M. Supérieure Générale des Soeurs Victimes écrit du fond de sou cloître: «Celui que vous pleurez et que nous pleurons aussi avec vous est un saint. Il a glorifié Dieu dans sa vie et dans sa mort.
Les Sœurs Servantes du Cœur de Jésus dont il fut aumônier à Saint Quentin ne le jugent pas autrement: «Notre très bon, très aimé Père a quitté ce pauvre monde. Oh nous ne devons pas nous attrister pour lui, non, car il a mérité de trouver et de rejoindre son Jésus qu'il a tant aimé. »
Monsieur Georges Goyau de l'Académie française fait parvenir ce petit mot: « C'est avec une vive émotion que, de loin, j'unis ma prière à celle de votre Congrégation pour le T. R. P. Dehon. Son Manuel Social orienta ma jeunesse; les rencontres que je fis de lui m'ont laissé un profond souvenir. Et les marques de bienveillance qu'il me témoignait furent toujours précieuses pour moi.
Monsieur Charles Desjardins, un des vaillants députés catholiques de l'Aisne a le regret de voir disparaître une des plus pures et des plus nobles figures de notre temps dont la fermeté d'âme, l'avait toujours impressionné.
Ces témoignages sont confirmés par bien d'autres, sortis de milieux différents, venant de tous les coins de l’Europe.
Ils sont pour nous un doux réconfort. Il nous prouvent que nous avions raison d’apprécier et d’aimer celui qui fut notre Père, celui dont le souvenir reste et restera gravé au plus profond de nos coeurs.
R****
(Extrait du «Règne du Sacré-Coeur» de 1925)

Le T.R.P. DEHON et son Œuvre Missionnaire
par Georges Goyau de l’académie française
« Votre œuvre est bien de Dieu »: tel fut le jugement du bienheureux Dom Bosco sur l'œuvre entreprise par l'abbé Dehon lorsqu'en 1877 celui-ci lui en soumit le plan; et 1'avenir a justifié ce jugement. Entre la formule d'amende honorable au Sacré-Cœur, que récitent depuis un demi siècle les Prêtres du Cœur de Jésus, et l'acte de réparation que naguère Pie XI, auteur de l'encyclique Miserentissimus Redemptor, composait pour l'Eglise universelle, il. y a convergence: et l’on pourrait presque dire que c'est après s'être essayée, cinquante ans durant, sur les lèvres du P. Dehon et de ses prêtres, que la prière réparatrice, sous une autre formule, fit son entrée dans le patrimoine commun de la chrétienté. Ainsi se dessine en tout son relief la place que tient, dans l'histoire de la piété contemporaine, la personnalité du P. Dehon, tandis que d'autre part sa congrégation, devenue missionnaire, a joué son rôle et inséré son action dans l'expansion actuelle de l'Eglise. Voilà deux honneurs, voilà même deux gloires, dont nous voudrions en quelques pages, à la lumière du récent livre de M. Kanters sur le. T. R. P. Léon Dehon, préciser la portée.
C'était en 1871: dans l'agglomération ouvrière de Saint-Quentin, un jeune prêtre survenait, avec une magnifique réputation d'intellectuel. L'abbé Léon-Dehon possédait quatre doctorats ! et ses gloires universitaires, toutes fraîches encore, venaient s’humilier en se mettant dans un faubourg au service des pauvres. Il fondait le Cercle Catholique Saint-Joseph; il rapprochait le Christ des foules, de ces foules qui jadis avaient obtenu sa pitié, en posant les assises de l'église Saint-Martin; et tandis qu'à Paris Albert de Mun créait l'Œuvre des Cercles catholiques, l'abbé Dehon, de son côté, sur son terrain paroissial se dévouait à l'étude des besoins sociaux et des méthodes qui pouvaient apporter un remède. Notre treizième siècle chrétien avait vu le Bienheureux Réginald abdiquer les honneurs universitaires pour se consacrer à d'héroïques labeurs de charité: il semblait que l'abbé Dehon eût imité ce geste en voulant employer dans les discrètes besognes de l'apostolat populaire les lumières acquises dans les universités romaines.
Mais pouvait-il oublier, pouvait-il méconnaître, qu'autour de lui, dans d’autres sphères sociales que celles où tout d’abord s’était dépensé son zèle, de jeunes intelligences avaient soif,— soif d'une culture intellectuelle qui demeurât étroitement liée à leurs affirmations religieuses, à leurs aspirations mystiques ?
L'abbé Dehon, sans délaisser ses œuvres ouvrières, fonda 1'institution Saint-Jean, pour procurer à cette jeunesse le double bienfait d'une solide instruction chrétienne et des disciplines classiques traditionnelles.
C'en était assez, apparemment, pour occuper les années de vie que Dieu lui réservait. Ces années, d'ailleurs parurent bientôt devoir être brèves: on put craindre en 1878 que de terribles hémorragies ne missent en péril sa santé. Mais en ce moment même où l'état de ses forces était réputé incompatible avec toutes visées d'avenir, l'abbé Dehon, confiant et tenace, persistait à mener à bonne fin la fondation d'un institut que depuis quelques années il rêvait. :Il avait lu, dans un des messages du Christ à sainte Marguerite Marie, que les congrégations vouées au Sacré-Cœur ne périraient pas, qu'elles seraient guéries par Dieu, relevées par Dieu, quand cela serait nécessaire. Et fort de cette sécurité, il avait songé à grouper des prêtres pour une oeuvre de « réparation eucharistique et sacerdotale ». Son évêque voulait un collège: l'institution Saint-Jean s'était ouverte. Mais sous le couvert de ce collège, le groupement des prêtres s'était ébauché.
La fin spéciale de ce groupement, expliquait le P. Dehon, consiste `« à procurer la gloire de Dieu par une dévotion particulière et ardente au Sacré-Cœur de Jésus, que tous s'efforceront de consoler, en réparant les injures qui lui sont faites et en s'offrant à lui comme victime de son bon plaisir, dans l'esprit de réparation et d'amour qui est son caractère distinctif ».
L'idée dont il s'inspirait travaillait alors beaucoup d'âmes. A Paris, la Mère Marie-Thérèse fondatrice de l'Association réparatrice; à Marseille, les Pieuses Victimes du Sacré-Cœur; à Grenoble, la Sœur Véronique, organisatrice des Sœurs Victimes; à Limoges, les Sœurs du Sauveur, instituées par la vénérable Mère Marie du Bourg; à Saint-Quentin, les Sœurs Servantes du Cœur de Jésus, aspiraient à voir éclore des œuvres de prêtres qui fussent des œuvres réparatrices. Sans s'être concertées entre elles, toutes ces femmes qui avaient, au pied des autels, « choisi la meilleure part », appelaient de leurs vœux l'organisation de certaines familles sacerdotales qui partageassent avec elles l'immense besogne expiatoire dont la chrétienté avait besoin. L'abbé Dehon, par les visites qu'il faisait de cloître en cloître, par les correspondances qu'il entretenait avec une grande partie de l'épiscopat, percevait ces pulsations des âmes; il avait l'assurance que si ses propres desseins se réalisaient, il serait soutenu, épaulé, mystérieusement poussé en avant, par d'innombrables prières, un peu partout.
A quoi il s'exposait, vers quelles épreuves il s'acheminait, il le savait clairement, nettement. Une des religieuses qui l'avaient le plus instamment encouragé, Soeur Marie du Sacré-Coeur, de la Visitation de Bourg-en-Bresse, lui écrivait: « Courage ! à de telles missions correspondent ordinairement de si effrayantes épreuves ! » Outre ses sérieux accidents de santé, il connut l'épreuve d'un incendie, et celle de la calomnie, celle d'enquêtes judiciaires succédant à des rumeurs mensongères; il connut une épreuve plus grave encore, une subite menace planant soudainement sur sa congrégation et aboutissant à un ordre de dissolution venu de Rome... Les pronostics de Sœur Marie du Sacré-Cœur se vérifiaient. Mais un an plus tard, en 1884, une démarche de l'évêque de Soissons auprès du Saint-Siège ressuscitait le fervent groupement, qui devait en 1888 obtenir un bref laudatif, en 1906 une approbation définitive de Rome.
L'institut des prêtres du Sacré-Cœur, en 1928, trois ans après la mort du P. Dehon, comprenait onze cents membres, les novices compris, répartis en quatre provinces, franco-belge, allemande, hollandaise, italienne: la milice spirituelle que le P. Dehon avait voulu mettre au service de l'idée réparatrice possède ses scolasticats, ses noviciats, ses écoles apostoliques, où chacun, suivant les expressions du fondateur, considère l'adoration réparatrice comme une audience royale quotidienne et vise à imiter « les amis de Béthanie, auprès desquels Jésus prenait son repos ».
Le « zèle apostolique ardent » que le R. P. Dehon commandait comme la première fin de ce groupement trouvait, en France même, au Val des Bois, dans les œuvres religieuses et sociales organisées par Léon Harmel, un beau terrain d'expansion; et les périodes successives de la vie du P. Dehon, sa période sociale et sa période mystique, semblaient s'unifier, se confondre, dans les séjours qu'il aimait à faire en son terroir du Val des Bois. Ce fut là, à proximité des ouvriers, à proximité d'un patron chrétien comme Harmel, que se mûrissait lentement, dans la pensée du P. Dehon, l'idée de ce « Manuel social chrétien », qui, il y a près de quarante ans, au lendemain de l'Encyclique de Léon XIII sur la condition des ouvriers, orienta beaucoup d'aspirations juvéniles dans les voies de l'action sociale. J'entends encore le P. Dehon, à cette époque, au Val des Bois, développer devant de jeunes clercs et de jeunes laïcs les grandes lignes de la doctrine pontificale et déduire les enseignements qui s 'en dégageaient pour leurs énergies. Altière était sa silhouette, et rigoureuse sa théologie, mais tout de suite, dès qu'il parlait, affleurait sur ses lèvres cette tendresse d'âme qui s'alimentait, dans ses méditations quotidiennes, par la contemplation constante d'une autre tendresse la tendresse de l'Homme-Dieu. Il était avant tout, comme apôtre social, le disciple du cœur qui avait eu pitié.
Disciple de ce Cœur: c'est là ce qu'il voulait être — un disciple créateur d'autres disciples. L'adoration réparatrice du Saint Sacrement et l'oblation quotidienne d'eux-mêmes au Sacré-Cœur, telles étaient les deux pratiques fondamentales qu'il exigeait de ses prêtres. Il créa une revue, il multipliait les opuscules, pour propager, parmi le peuple chrétien, des préoccupations parallèles. A sa demande, il y a prés de cinquante ans, Mgr Gay avait obtenu qu'un tiers à peu près des évêques français adressassent un appel à leur clergé, en faveur des idées maîtresses qui avaient groupé à Saint-Quentin les premiers Prêtres du Sacré-Cœur, idées de rédemption par la prière, par le sacrifice, par la souffrance.
Au mois d'août 1920, plus qu'octogénaire, le R. P. Dehon succombait. Il avait voulu susciter parmi les serviteurs de l'autel des vocations d'immolés, filles de la sienne: il y avait réussi. Une fois de plus, dans l'histoire de l'Eglise, la preuve avait été faite, grâce à lui, que l'idée réparatrice est un ferment de progrès, et que l'esprit de mortification est un élément de vitalité.
II
Mais ces détachés, ces mortifiés, ces victimes volontaires d'une existence d'immolation devaient tout en même temps, dans la pensée du P. Dehon, s'estimer heureux d'être les coopérateurs de Jésus-Christ dans la grande œuvre du salut. Leur Directoire spirituel, par lui rédigé, spécifie nettement: « Ils ne laisseront pas, au mépris de son amour, périr des âmes qui lui sont chères... Leur zèle s'exercera dans les missions lointaines, où il y a plus de fatigues, plus de difficultés, plus de périls pour la santé et pour la vie que dans l'Europe. Un amour ardent se prouve par l'esprit de sacrifice ». Et de fait, dès 1888, les Prêtres du Sacré-Cœur devenaient missionnaires dans l'Equateur, dont une révolution anti-religieuse les forçait bientôt à s'éloigner; en 1893, ils s'installaient au Brésil, où ils ont actuellement deux champs d'apostolat; depuis 1912, ils sont au Cameroun français, depuis 1923, ils sont dans le Sud Africain britannique et chez les Peaux Rouges du Dakota méridional.
Mais c'est surtout au Congo belge, où ils sont actuellement une quarantaine, que leur apostolat a trouvé le plus propice des terrains. Là, dans un vicariat dont la superficie est égale à six fois celle de la Belgique, ils agissent en auxiliaires du progrès humain, progrès matériel et progrès moral. A la lumière de cette page d'histoire contemporaine, l'ascétisme se révèle, une fois de plus, comme un ouvrier de la véritable vie: on croit qu'il ampute mais au contraire, il épanouit; on s’imagine qu'il paralyse tandis que bien plutôt il donne élan vers certaines conquêtes, dont Dieu et les âmes bénéficient.
Lorsque en 1897, deux prêtres du Sacré-Cœur, le P. Gabriel Grison et le P. Lux, furent envoyés au Congo par le T. R. P. Dehon, ils arrivaient de la république de l'Equateur, d'où la persécution les avait chassés. « Le P. Général m'envoie fonder une mission au centre de l'Afrique, disait le P. Grison, je l'ai toujours désiré; mais comment ferons-nous ? Nous n'avons. ni hommes ni argent ». Il partit avec un billet d'aller et retour offert par l'état indépendant du Congo. Ainsi devait, dix ans plus tard, partir de Venise pour Rome, s'étant d'avance muni de son coupon de retour, le cardinal Sarto... Autre coupon qui ne fut point utilisé !
Le P. Grison resta là-bas; dès Noël 1897, dans une installation de fortune, à quelques kilomètres. en aval de Stanleyville, il célébrait devant cinq blancs et deux cents noirs la première messe de minuit qui eût jamais été murmurée dans ces régions; et le lendemain matin, seul dans la forêt méditant et priant, il lui semblait entendre, « dans le lointain de l'avenir, les cloches sonner à toute volée et appeler les pauvres tribus noires, à la grande solennité de Noël! »
Bien vite, il se familiarisait avec les noirs, s'en allant. de hutte en hutte, jeter dans leurs marmites d'amicales pincées de sel, et les grondant, mais pas trop fort, lorsque parfois, la nuit, ils venaient vociférer autour de sa tente en l'honneur de la lune. Parmi eux il y avait des cannibales, des mangeurs de cadavres: il fallait lutter contre cette barbarie. Le Père, un jour, voyait survenir deux noirs; le premier avait vendu sa femme au second, pour que celui-ci la mangeât; et l'acheteur, une fois repu de cet épouvantable menu, refusait de payer. Voilà la terre de sauvagerie où les Prêtres du Sacré-Cœur al-laient implanter la mansuétude du Christ et révéler aux hommes la dignité de l'homme.
De jeunes esclaves furent rachetés, un orphelinat se fonda. Puis, çà et là, des fermes-chapelles s'ouvrirent, où des catéchistes groupaient la population et la préparaient à l'arrivée du mission-naire nomade. « Nous voulons marcher sur le chemin frais, non sur le chemin de feu », disaient les noirs; le premier de ces chemins, pour eux, c'était la route du ciel, et le second la route de l'enfer. Leur choix était fait; ils optaient pour le premier. Et d'année en année, le T. R. P. Dehon expédiait là-bas de nouveaux missionnaires, en pâture au labeur, en pâture à la mort. En douze ans, treize succombèrent. Parfois quelque vieille pirogue, avec laquelle de leur vivant ils avaient affronté les rapides du fleuve Congo, fournissait, lorsqu'ils étaient morts, le bois nécessaire pour fabriquer leur cercueil.
« Mes pensées, écrivait un jour l'un de ces missionnaires, me reportent vers Bruxelles, la chambrette du boulevard Militaire, la modeste chapelle, nos fidèles si pieux et si dévoués, le couvent des Trinitaires, et, plus loin le petit village du Limbourg, et les vieux parents, et je sens une larme couler sur mes joues bru-nies. Mais voilà que j'entends près de la maison un sourd gro-gnement; c'est, sans doute, un sanglier qui vient me rendre visite, car les animaux sauvages abondent dans la forêt, peuplée de singes, de buffles, de léopards et autres hôtes tout aussi aimables, Malgré ces intimidants voisinages, l'humeur des Prêtres du Sacré-Cœur demeurait allègre: c'étaient de si braves gens que ces noirs, quand ils voulaient faire plaisir à leurs apôtres! Un jour, le P. Grison, montrant à l'un d'entre eux une soutane toute rapiécée, lui remettait une pièce d'étoffe pour qu'il fabri-quât une autre soutane sur ce modèle. Le nègre avait l'esprit si ponctuel, que dans le vêtement qu'il tailla, il reproduisit avec une scrupuleuse exactitude toutes les pièces de l'ancien, et le P. Grison fut ainsi propriétaire d'une soutane incontestablement neuve et toute rapiécée!
Rome bientôt y mit du violet, car la mission des Falls, devenue préfecture en 1904, fut, en 1908, transformée en vicariat, avec Mgr Grison comme titulaire. Son champ d'apostolat s'élargissait; ses voyages multipliaient les semences et multipliaient les fon-dations; et son imagination de poète, dans les lettres qu'il écrivait en Europe, lui inspirait je ne sais quels accents lyriques pour célébrer au fond des grandes forêts équatoriales, le premier contact du surnaturel avec la nature vierge. `« Nous avons récité tout à l'heure, notait-il un soir, la prière tous ensemble, et sans doute cette nature sauvage a tressailli en entendant pour la première fois depuis de longs siècles, peut-être depuis toujours, sur ces lèvres humaines, le nom de son Créateur. Une douzaine de feux sont allumés çà et là prés des huttes improvisées; faible-ment éclairés par ces lumières vacillantes, les arbres paraissent d’immenses fantômes, qui semblent nous demander pourquoi nous venons troubler leur domaine. Ces feux du soir, cette faible lumière dans les profondeurs ténébreuses, c'est ma présence au milieu de ces pauvres gens, ils ne savent pas au juste qui Je suis, néanmoins ils mettent une différence entre un blanc de l'Etat et moi; ils savent vaguement que je suis venu les obliger à penser et à agir autrement qu'ils ne font. La lumière et la grâce commencent à briller dans la nuit ».
La lumière et la grâce brillent là-bas actuellement, dans l'âme de plus de vingt-neuf mille chrétiens et de quatorze mille catéchu-mènes. Un petit séminaire s'est ouvert en 1921, pour préparer au sacerdoce les petits noirs: la formation d'un clergé indigène, qui ne s'accomplit qu'avec de grandes lenteurs dans beaucoup d'autres champs de missions, est ainsi entreprise, dans la Mission des Falls, au bout d'un premier quart de siècle d'existence.
Et dans cette Eglise votive internationale du Cœur de Jésus, qu'édifie lentement à Rome la congrégation des Prêtres du Sacré--Cœur, et pour laquelle Pie XI s'est naguère inscrit comme souscripteur, on verra peut-être monter à l'autel, dans quelques années un de ces jeunes noirs qui déjà forment le noyau d'un clergé, là où il y a trente cinq ans manquaient encore les germes d'une chrétienté.
III
Tels furent — et tels seront, grâce aux progrès constants de l'Institut, les fruits de l'émouvante offrande que le P. Dehon avait faite, et de ses actions et de se intentions au Cœur de Jésus. «Pour Lui je vis et pour lui je meurs, s'écriait-il en mourant ». Et celui qui devait lui succéder comme supérieur général, le R. P. Philippe, trouvait dans son testament et dans le codicille où il affirmait sa volonté de mourir en disciple et en apôtre du Sacré-Cœur, une sorte de renouvellement de la charte fondamentale de l'Institut. Mais une autre trouvaille allait attester comment dans sa vie personnelle le T. P. R. Dehon appliquait le programme qu'il donnait à tous ses confrères. Sur une enveloppe, on lisait une phrase latine qui signi-fiait:
« Ne dédaignez pas, Seigneur d'accorder votre amour d'amitié à votre très pauvre serviteur. Fiat ! Fiat! »
Le P. Philippe ouvrait le pli: il y recueillait une formule, écrite de la main du P. Dehon, et qui s'intitulait: Pacte avec Notre Seigneur, formule par laquelle chaque jour il se vouait au Cœur du Christ, acceptant de lui toutes les épreuves, faisant de son amour pour lui le point de départ de toutes ses actions, et aspirant à ce bonheur, à cette grâce, de sentir concentrées sur ce Cœur toutes les intentions de son propre cœur, à lui. Ce pacte subsiste comme un document d'âme; mais à toutes les autres âmes, aussi, il offre une devise de vie intérieure; et dans une telle devise la spiritualité contemporaine peut trouver un magnifique résumé de ses aspirations, et une éloquente expression de tout ce qu'il y a de passivité soumise et d'aimante activité dans ce mot du Pater: Fiat!
Georges GOYAU (de l'Académie Française.)
Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en reproduisant ici le « Pacte d'Amour » avec le S. C. du T. R.P. Dehon dont parle ci-dessus l'illustre académicien.

PACTE D’AMOUR du T. R. P. Dehon
(28 Juin 1878)
Mon Jésus, je fais vœu devant vous et devant votre Père céleste, en présence de Marie Immaculée, ma Mère et de Saint Joseph, mon protecteur, de me vouer par pur amour à votre Cœur Sacré, de consacrer ma vie et mes forces à l’œuvre des Prêtres de votre Cœur, acceptant d'avance toutes les épreuves et tous les sacrifices qu'il vous plaira de me demander.
Je fais vœu de donner pour intention à toutes mes actions le pur amour pour Jésus et son Cœur Sacré et je vous supplie de toucher mon cœur, de l'enflammer de votre amour, afin que non seulement j'aie l'intention et le désir de vous aimer, mais encore le bonheur de sentir, par l'effet de votre sainte grâce, toutes les affections de mon cœur. concentrées sur vous seul.
"Amicitiam tuam pretiosam pauperculo illo discipulo reddere
non dedigneris, Domine." (*)
FIAT ! FIAT !
(* = Ne refuse pas, Seigneur, de donner ta précieuse amitié au pauvre disciple que je suis, fiat! fiat !)

TESTAMENT SPIRITUEL DU PERE DEHON
Mes bien chers fils,
Je vous laisse le plus merveilleux des trésors, c’est le Coeur de Jésus. Il appartient à tous, mais il a des tendresses particulières pour les Prêtres qui lui sont consacrés, qui sont tout dévoués à son culte, à son amour, à la réparation qu’il a demandée, pourvu qu’ils
soient fidèles à cette belle vocation.
Notre-Seigneur aimait tous ses apôtres, mais n’a-t-il pas aimé avec une tendresse spéciale l’apôtre saint Jean, à qui il a légué sa Mère et son Divin Coeur
?
Le beau décret de Léon XIII du 25 Février 1888 le disait:
« Cet Institut sera comme un bouquet de fleurs pour le Coeur de Jésus, si ses membres sont en tout unis et dévoués au Sacré-Coeur et s’ils font régner son ardent amour en eux-mêmes et parmi les peuples qu’ils évangéliseront. »

AVANT-PROPOS, EXERGUE - CAUSES INTRODUITES