« LES COLONNES DE LA CONGREGATION
»
A leur tête, « l'admirable » Père Dehon,
un géant, dont les pages qui précèdent ont
déjà permis d'entrevoir la majestueuse silhouette.
Physiquement, il en imposait par son altière stature; au
point de vue moral et intellectuel, il était infiniment plus
grand encore... Noble esprit à la vaste culture, on eut dit
que rien ne lui était étranger: dogmatique, ascétisme,
morale, histoire, droit, économie politique et sociale, politique,
arts, sciences mathématiques et autres, lettres... dans tous
les domaines, le Père Dehon gardait une parfaite aisance
de mouvement, fut-ce même nous l'avons constaté
maintes fois en tête à tête avec des spécialistes.
Une note, pourtant, l'emporte sur toutes les autres: il fut, avant
tout, religieux, prêtre réparateur, dans toute la force
du terme: Homme de Dieu et homme de ses frères, au prix de
n'importe quels sacrifices, il éprouvait jusque dans sa sensibilité,
l'angoisse de Dieu inconnu, méconnu, offensé, non
moins que d'immenses pitiés pour la misère physique
et morale de ceux qu'il voyait souffrir: aussi fut-il, tout à
la fois, apôtre et homme d'uvres. Toute sa vie de prières,
de labeur incessant et de sacrifice, fut une tentativeheureuse
en fin de compte de réaction, dans l'un et dans l'autre
sens: I1 aima Dieu. ., il aima ses frères, on sait un peu
maintenant, au prix de quelle vie douloureuse ! I1 réalisa
son rêve généreux de réparer, en gravitant
dans l'orbite du Réparateur par excellence, Notre Seigneur
Jésus-Christ: Le divin Sauveur, en effet, a payé surabondamment
la facture de nos dettes, à nous d'en acquitter le timbre.
Toutefois, la réparation personnelle, par amour, ne suffit
pas à sa religieuse ambition: il sera multiplicateur, dépensant
toutes les ressources de son coeur, de son activité, de son
talent, de sa fortune, à faire sortir de terre une armée
de prêtres-réparateurs; de sorte qu'avec un sens très
averti de l'opportunité, en moins de cinquante ans d'une
époque où l'Eglise manquait de prêtres, il lui
en offrit plus de mille, dont beaucoup déploient encore leur
zèle apostolique, dans les rangs des deux clergés,
en Europe et dans dix Missions.
En toute circonstance, homme de foi, c'est là le trait caractéristique
de sa physionomie, il vivait d'une manière habituelle en
présence de Dieu, dans le recueillement: «Vita mea
abscondita cum Christo in Deo. » Tout le lui révélait:
l'Eglise, les personnes dont il fut toujours infiniment respectueux,
les choses, les événements; aussi n'admettait-il jamais
la discussion des ordres, ni même des préférences
exprimées par le Souverain Pontife. C'est parce qu'il s'éclairait
à la lumière incomparable de la foi que, loin de sombrer
dans le pessimisme, il excellait le plus souvent à souligner,
dans de claires vues de foi, les secrets desseins de la Providence,
jusqu'au sein des épreuves les plus déconcertantes.
Sans revenir ici sur le «Consummatum est», n'a-t-il
pas accepté, en faisant la part des choses, maintes critiques,
acerbes parfois, de la presse sur l'un ou l'autre de ses ouvrages
? (Il s'agissait de travaux exécutés sans documentation,
pendant les années de bombardement qu'il subit à Saint-Quentin....
Aux récréations, qui lui étaient une occasion
d'entretenir le moral des siens, durant ces jours de sang et d'héroïque
misère, il parvenait habituellement à combiner sans
peine ses «coups », au domino ou au tric-trac, malgré
les explosions qui, chaque jour, ne permettaient plus même
aux joueurs de s'entendre. Pas de rire, chez lui, même aux
heures de détente, mais seulement le bon sourire épanoui,
dans lequel on sentait l'intention évidente de faire plaisir.
Le ridicule ne l'empoignait pas; se moquer, persifler, lui étaient
deux travers inconnus; il se dominait toujours et rien ne le dominait.
Le fond de son âme était le sérieux, le grave;
la pensée du Sacré-Cur souffrant, sans doute
actuellement impassible, mais non insensible, et le souci du bien
spirituel et temporel des âmes étaient les préoccupations
les plus habituelles de son esprit.
Humble et doux, il avait le secret de se mettre à la portée
des plus simples, mais il n'hésitait pas, nous le verrons,
à revendiquer jusque devant la Justice, les droits de Dieu,
avec une virulence qui l'apparente à saint Jean Chrysostome.
Obéissant, il déconcerta les pronostics de ceux qui
disaient de lui: « I1 n'en reviendra pas ! » Mortifié,
ses préférences allaient, par principe, mais non d'une
manière exclusive, aux pénitences les plus simples
en apparence: les observances strictement gardées, les croix
providentielles, embrassées avec ferveur, les devoirs détat,
jusqu'à l'extrême limite du possible.
Parfait gentilhomme au demeurant, il se montrait en tout et partout
d'une rare distinction naturelle, alliée à la plus
haute noblesse morale; c'est là, sans doute, le secret de
l'emprise extraordinaire qu'il exerça dans sa paroisse, dans
le diocèse et sur les élèves du Lycée
d'abord.., non moins que, plus tard, sur la jeunesse de l'Institution
Saint-Jean et sur les membres de son Institut. Que de brebis ce
bon pasteur n'a-t-il pas poursuivies de ses lettres, pour les ramener
au bercail ! Longue serait la liste de ceux qu'il a ainsi «
repêchés », saura-t-on jamais à quel prix
!
D'une sensibilité exquise, qui s'ingéniait à
mettre à l'aise avec un tact inimitable, le Père Dehon
paraissait froid cependant, mais il n'était que réservé.
Ainsi l'a-t-on vu pleurer à chaudes larmes, à la mort
du Père André Prévot.
Est-ce à dire qu'il n'y ait eu, en lui, aucune défectuosité
? Aucune, tout au moins, dont sa volonté ait pris parti !
On a pu lui reprocher, non sans quelques raisons, son caractère
parfois primesautier et le fait de n'avoir pas toujours composé
ses ouvrages très posément, d'avoir jeté sur
le papier les pensées qui lui passaient par la tête,
sans toujours se demander si elles étaient à leur
place; une fois développées ces pensées, il
revenait à son sujet, quitte à repartir dès
que l'occasion s'en présentait. On lui a fait grief, ce dont
il a convenu depuis longtemps, de son défaut de littérature.
. . Quoi encore ?. . Sans doute, sans doute !. . mais les qualités
de l'esprit et du coeur éclipsaient à tel point, chez
lui, les défectuosités les plus avérées,
que même après le « tolle », même
après la condamnation du Saint Office, son vénérable
évêque n'en continua pas moins à l'entourer
de sa plus chaude estime, de sa plus profonde sympathie, non sans
lui en prodiguer, dès que l'occasion s'en présentait,
les preuves même publiques. Ainsi Sa Grandeur continua à
autoriser M. le Chanoine Dehon à accepter des sujets étrangers
au diocèse et à disposer d'eux: ce fut le cas notamment
de Messieurs Galley, Charcosset, Prévot, Jeanroy; à
la différence des sujets diocésains d'origine, que
Sa Grandeur voulait pouvoir montrer sous sa main, tant que durerait
la période de formation et d'épreuve. Aux funérailles
de son Vicaire Général M. Vincent, Sa Grandeur montra,
une fois de plus, en quelle estime il avait le Père Dehon,
lorsqu'il révéla en public le désir qu'avait
nourri celui auquel il rendait les derniers hommages, d'entrer dans
sa Société, ajoutant que le Père Dehon serait
son Vicaire Général, s'il ne s'était donné
à la vie religieuse.
En 1885, le Père Dehon fut chargé de prêcher
la station de Carême à la basilique et Sa Grandeur
lui écrivait le 18 Février 1885, à cette occasion:
« Que Notre-Seigneur bénisse l'importante station quadragésimale
de votre basilique, non seulement importante pour la paroisse, mais
aussi, indirectement pour le diocèse. » Le sujet en
fut une large apologie de l'Eglise, une revue de la grande épopée
chrétienne: I°. Dieu Créateur. II°. La chute
de l'homme. III°. Le Christ Fils de Dieu, Rédempteur
promis et prophétisé. IV°. Le Christ figuré.
V° Les préparations providentielles de la Rédemption,
les grands empires. VI°. Le Christ Rédempteur. VII°.
Le Christ conquiert Rome (ou le christianisme établi). VIII°
Le Christ conquiert les nations (ou le Christ propagé et
conservé). Et la station se termina par différents
sermons pratiques sur la Très Sainte Vierge, la Pénitence,
la Sainte Eucharistie, la Passion.
R. DUCAMP
(Extrait de «LE PERE DEHON ET SON OEUVRE»
A loccasion de son
80ème Anniversaire.
Notre Très Révérend Père Général
vient d'accom-plir, à Bruxelles, ses 80 ans. A cette occasion
Notre Saint Père le Pape Pie XI a bien voulu l'ho-norer dun
bref dont voici la traduction:
A notre cher Fils JEAN-LÉON DEHON,
Fondateur et Supérieur général de la Congrégation
des Prêtres du Cur de Jésus,
PIE XI, PAPE.
Cher Fils, salut et bénédiction apostolique
L'agréable nouvelle est venue jusquà Nous de
l'accom plissement de votre quatre-vingtième année.
Votre amour filial pour Nous, Notre bienveillance à votre
égard Nous pressent de vous féliciter vivement de
cet heureux événement. Lorsque Nous considérons
le cours entier de votre ministère, il Nous plaît d'honorer
le zèle que vous montrez pour les âmes soit par l'exhortation
du peuple à la prati-que de la foi, soit par l'exercice de
la charité, soit par les fatigues que vous vous imposez pour
la prédication de la parole de Dieu et la publication de
vos ouvrages. Jouissez donc d'un événement si heureux
dans lattente de cette récompense céleste que
Dieu, le juste rémunérateur vous donnera. Et Nous,
devançant les dé démonstrations publiques de
l'affection des vôtres, Nous prions instamment Dieu, de vouloir
bien vous conserver de nombreuses années pour le bien de
cette vénérable congrégation dont vous êtes
le Fondateur et le Père très aimant. -
Que la bénédiction apostolique, que Nous vous donnons
de tout cur, tant à vous, Cher Père quà
tous les membres de votre congrégation et à leurs
oeuvres, soit le gage des dons célestes en même temps
que le témoignage de Notre bienveillance.
Donné à Rome, prés de Saint-Pierre, le 8 du
mois de mars de l'année 1923 la seconde de Notre pontificat.
PIE XI PAPE.
Voici quelques détails sur la vie de notre Père général.
La famille de. Hou est originaire du Hainaut. Hon est le nom d'une
bourgade autrefois terre seigneuriale située entre Bavais
et Quévy et arrosée par la rivière du même
nom, le. Hon, affluent de l'Escaut.
On trouve le nom de la famille de Hon dès le XIème
siècle sur le cartulaire de l'abbaye de Saint-Ghislain. Les
de Hon gardèrent la particule jusquà la Révolution
et voila pourquoi on écrit aujourd'hui Dehon en un seul mot
C'est de cette famille qu'est issu notre vénéré
Fonda-teur. Il naquit à La Capelle, département de
l'Aisne, le 14 mars 1843. Il fit ses études de droit civil
à l'Université de Paris où il fut reçu
docteur à l'âge de 21 ans. Mais depuis longtemps le
jeune lauréat avait entendu l'appel du maître. Après
un voyage en Terre Sainte il commença ses études ecclésiastiques
à Rome et les termina en ajoutant trois doctorats: Philosophie,
Théologie et Droit Canon, à celui qu'il possédait
déjà.
Il fut sténographe au Concile du Vatican.
Il fonda en 1877, à Saint-Quentin, la Congrégation
des Prêtres du Sacré-Cur. Actuellement, moins
de cin-quante ans après la fondation, cette société
compte près de 700 membres répartis en 3 provinces
et ayant une tren-taine de maisons eu Europe, deux missions en Afrique
et trois en Amérique.
Certes les épreuves de toutes sortes n'ont pas manqué
au T. R. P. Dehon au cours de sa longue carrière apos-tolique,
mais quelle consolation pour lui de voir ses fils nombreux et organisés
travaillant à l'avènement du Règne du Sacré-Cur
dans les oeuvres les plus diverses et sous les climats les plus
différents.
Depuis Bruxelles jusqu'à Rome, dans les neiges de l'Al-berta
et sous le brûlant soleil du centre de l'Afrique et de l'Amérique
les prières ardentes des Prêtres du Sacré--Cur
sont montées vers le ciel, en ce 80ème anniversaire
de leur vénéré Fondateur, pour demander à
Dieu de bénir et de leur conserver longtemps encore ce Père
bien aimé.
Quelle moisson de mérites vous avez cueillie !
Vous êtes la gloire de notre Jérusalem, vous êtes
la liesse notre Israël » lui écrit Mgr Binet,
évêque de Soissons.
« La Congrégation des Prêtre du S. C. restera
pour témoigner de votre zèle pour les âmes et
perpétuera la réalisation de votre programme de charité.
» (Mgr Laurentini).
Le Cardinal Van Rossum dit: « La Sacré Congrégation
de la Propagande qui a pu tant de fois constater le zèle
actif développé par les prêtres de votre méritant
Institut exprime à votre Révérence sa plus
vive reconnaissance et prie le Seigneur de vous conserver à
l'affection des mem-bres de votre Congrégation qui, sous
la direction éclai-rée de votre Paternité,
réalisera de nouveaux et plus fé-conds progrès
dans les missions qui lui ont été confiées.
Nous ne saurions mieux terminer que par ces mots de Georges Goyau
dans un article du 11 mars de la Libre Belgique: « Le passé
dont le T. R. P. Dehon fut l'artisan lui permet et lui commande
de regarder l'avenir avec cette juvénile confiance qu'entretient
au cur des vrais et grands apôtres l'immortelle vertu
d'espérance.
M. D.
(Extrait du «Règne du Sacré-Coeur» 1923
(Mars ou Juin)
Homélie de Mgr Binet, évêque
de Soissons
Pour mieux faire connaître la grande et noble vie du T.R.P.Dehon,
nous complétons par les témoignages de ceux qui lont
connu, apprécié, aimé.
Monseigneur Binet, évêque de Soissons a retracé,
au jour des obsèques, d'une façon magistrale, la carrière
et l'oeuvre du T. R. P. Dehon. Sa Grandeur nous pardonnera de le
citer tout entier. Ses paroles sont de celles qu'on noublie
pas:
Mes bien chers Frères,
Une page de grande histoire religieuse, vient d'être achevée;
la plume est tombée des mains défaillantes de celui
qui l'écrivait depuis 60 ans, mais les Anges ont recueilli
cette plume et c'est le Livre de Vie nous en avons la douce
espérance qui fait suite à l'histoire terrestre
et aux uvres de Vénérable et Discrète
Personne, Maître Gustave Léon Dehon, chanoine honoraire
de la cathédrale de Soissons, ancien vicaire de cette Basilique,
Fondateur et premier Supérieur de l'Institution Saint-Jean,
Fondateur et Supérieur général des Prêtres
du Sacré-Cur. A l'un de ses fils les plus éminents
du XIX. siècle, le diocèse de Soissons, dont Je suis
le fils aussi, apporte par mon ministère les larmes de deuil,
les immenses regrets, les hommages, l'infinie gratitude, le tribut
de prières surtout, qui lui sont dus à tant de titres.
Le patriarche Jacob, mourant sur une terre hospitalière,
ordonna à ses fils de transporter son corps après
sa mort dans la terre où il avait reçu les inspirations
du ciel, où il avait vécu, lutté, souffert.
Ainsi a fait le T. R.P. Dehon. Il aimait trop la France et le département
de l'Aisne, où sa famille a fait si grande figure, il aimait
trop cette ville de Saint-Quentin pour ne pas dire à ses
fils réunis autour de sa couche funèbre: « Réunissez-moi
à mon peuple. »
Saint-Quentin ! Quelle place cette ville a tenue dans la vie du
grand vieillard, du grand citoyen français, du prê-tre
éminent que nous pleurons! Quelle place le R. P. Dehon y
a tenue! Venu ici de la Capelle en passant par les Universités
de la Ville éternelle, l'abbé Dehon apporta dans cette
paroisse, les élans chevaleresques et magnanimes d'un jeune
croisé, avec une science doctorale, rarement aussi complète
chez un jeune prêtre. Docteur en droit canonique et en droit
civil, docteur en philosophie et en théologie, il avait été
associé en quelque manière, lui tout jeune prêtre,
aux travaux du Concile du Vatican.
Arrivé à la Basilique de Saint-Quentin, dans la plus
importante et la plus vivante paroisse du diocèse, tout de
suite il s'impose à lattention, il porte au front une
auréole et il gagne la sympathie très réelle
de Monseigneur Thi-baudier son évêque.
Mais à la manière de tous les vrais prêtres,
au lieu de se confiner superbement dans la tour d'ivoire de sa supériorité
intellectuelle, il se jette à corps perdu dans les uvres,
et les uvres ouvrières
Précurseur pour ainsi dire de Léon XIII, Il réalise
avant la lettre le fameux « Prodire ad populum ». Il
faut aller au peuple. Le cercle catholique de la rue des Bouloirs,
dont les premiers aumôniers sont encore ici présents,
M le chanoine Brochart et M. Ie vicaire général Parmentier,
et les diverses uvres qui s'y rattachent lui doivent leur
naissance. C'est lui qui conçut et organisa, pour le peuple
du faubourg. la fondation de l'église Saint-Martin.
Pendant vingt ans, quelle est la grande initiative prise à
Saint-Quentin dans l'ordre religieux, où l'on n'a pas trouvé
la main, mais surtout la grande âme de M. Dehon?
L'homme d'action ne fit jamais tort chez lui à lhomme
de doctrine. Je me demande si l'Encyclique « Rerum novarum
» de Léon XIII sur la condition des ouvriers, a trouvé
un plus fervent disciple. Pendant plusieurs années il a présidé
à Soissons avec quelle maîtrise le Comité
diocésain d'études sociales, si encouragé par
Mgr Duval.
Il avait à ses côtés ce grand croyant et ce
grand fran-çais, ami d'Albert de Mun, le marquis de la Tour
du Pin d'Arrancy, fils aussi de l'Aisne et dont on ramenait naguère
les cendres au tombeau de ses pères. Des réu-nions
d'études de Soissons est sorti ce livre classique remarquable,
vrai code de la sociologie chrétienne qui suppose une vaste
science et un cur apostolique plus vaste encore: le Manuel
social Chrétien.
Mais luvre de prédilection du R. P. Dehon fut
sans conteste l'Institution Saint-Jean: son fief, son domaine, sa
chose et son bien personnel dans toute la force du terme. Il eut
la noble et sainte ambition de tous les édu-cateurs chrétiens.
Au nom de la liberté légale denseigne-ment,
surtout au nom de lhonneur et de la liberté du Catholicisme,
il voulut doter la grande ville de lAisne d'un grand collège
chrétien. Il. voulait y former, y façon-ner une belle
jeunesse, marchant le front haut dans la lumière radieuse
de la foi, dans l'atmosphère de la vertu chrétienne
et dans l'ambiance ennoblissante de la belle culture française
traditionnelle.
La jeunesse vint à lui avec enthousiasme; avec enthousiasme
surtout des prêtres de valeur et de dévouement associèrent
leur belles ambitions sacerdotales aux siennes.
Saint-Jean fut une ruche bourdonnante où se fabriqua le miel
le plus exquis. Avec quelle vénération quelle émotion,
quel culte les anciens élève du R. P. Dehon parlent
de lui; avec quelle stupeur, ils ont appris sa mort, avec quel cur
angoissé ils entourent sa dépouille! Ne faut-il pas
être grand surtout par le cur, quand on est ainsi aimé?
Les uvres de Dieu les plus grandes et les plus fécon-des
ne vont pas sans des traverses.
Le R. P. Dehon ne connut pas que des triomphes, le Calvaire voisina
souvent pour lui avec la Montagne des Béatitudes. N'avait-il
pas fait le « vu de Victime »?
Mais en suivant la voie de ronces et d'épines, il trouva
le Sacré-Cur et se donna tout entier à Lui,
avec bon nombre de ses amis.
Là encore, il prit une position de premier plan dans le grand
mouvement qui porte la chrétienté moderne vers le
Sacré-Coeur de Jésus. C'est un grand honneur pour
le diocèse de Soissons d'avoir donné, au XVIIIe siècle
par un de ses évêques, Monseigneur Simon Legras, une
des premières approbations officielles à l'office
des Sacré-Cur de Jésus et de Marie, propagé
par saint Jean Eudes; davoir eu comme évêque
au XVIIIe siècle, Monseigneur Languet de Gergy, le premier
historien de sainte Marguerite Marie et d'avoir vu au XIXe siècle,
le R. P. Dehon faire école en France, en Belgique, en Hollande,
en Allemagne, en Italie, en Amérique, en Afrique, dans une
magnifique propagande de dévotion réparatrice envers
le Sacré-Cur; quelle magnifique récompense pour
lui d'avoir vu le Saint-Siège confier à ses disciples
l'uvre considérable de l'édification de la Basilique
du Sacré--Cur de Rome!
Par le dévouement de ses missionnaires. dont je salue ici
le plus distingué dans la personne de Mgr Grison, évêque
de Stanley-Falls, le gouvernement Belge à considéré
le R. P. Dehon comme un grand bienfaiteur de la Belgique.
Vienne le jour où le gouvernement français regardera
du même il le zèle magnifique des fils spirituels
du R. P. Dehon.
Mais combien de prêtres du clergé séculier de
ce diocèse ont dû l'éclosion, le développement
et l'aboutissement de leur vocation sacerdotale à ce grand
et saint prêtre, au cur si large et si aumônier,
qui ne comptait jamais avec les difficultés, et pour qui,
certes, le mot «impossible» n'était pas français.
Comme saint Jean-Baptiste, il ne conservait pas jalousement ceux
qu'il avait conquis et conduits dans les ascensions spirituelles
pourvu qu'ils allassent au Christ et à son service. Et de
cela, le diocèse de Soissons et l'évêque de
Soissons devront au R. P. Dehon d'éternelles actions de grâce.
Et il s'en est allé le grand vieillard au coeur toujours
jeune, toujours confiant, toujours optimiste vers l'éternelle
jeunesse du Christ, au Cur duquel il s'était consacré.
Il a tant pratiqué Jésus-Christ dans les suprêmes
manifestations de la charité qu'il n'a pas connu ces craintes
ni ces effrois qui se rencontrent même chez les plus grands
saints; et cette sérénité devant la mort est
une leçon de chose admirable, digne de nos méditations.
Le T. R. P. Dehon s'est vu mourir, et il n'a pas frémi et
quelques heures avant de rendre le dernier soupir il a dit à
un de ses amis qui me l'a rapporté: « Jésus
est si bon. Il me recevra vite dans son Paradis ! »
Nous réciterons les dernières prières de la
Sainte Liturgie pour que le voeu de cette grande âme sacerdotale
qui était toute eu confiance, soit réalisé:
Et à vous tous qui avez la foi dans le Christ je dis: «Soyez
les amis du Sacré-Coeur comme 1'a été le T.
R. P. Dehon et comme lui vous affronterez le grand passage dans
la paix et le baiser du Seigneur ». Ainsi-soit-il
Une fois de plus, je prie sa Grandeur Monseigneur l'Evêque
de Soissons, de pardonner à mon audace et à mon Indiscrétion
la publication de ses paroles. Elles sont pour nous Prêtres
du Sacré-Cur, enfants spirituels du T.R.P. Dehon une
consolation et un réconfort. Elles sont une preuve de plus
que notre cher défunt méritait l'estime qu'avaient
de lui les princes de l'Eglise et l'affection respectueuse que nous
lui portions. Estime, respect, affec-tion, que le T.R.P. Dehon rendait
aux uns comme aux autres.
Je demande à sa Grandeur l'autorisation de rappeler un fait
qui lui est personnel et qui est le plus beau témoignage
de l'amitié qu'elle portait au R P. Dehon.
C'était en 1921, le jour de la fête du Sacré-Cur.
Il y avait à l'Institution Saint-Jean, solennité de
Première Communion solennelle, Monseigneur venait le même
jour à donner aux élèves le Sacrement de Confirmation.
Le T. R. P. Dehon était présent. Il devait le soir
prêcher à la Basilique de Saint-Quentin, dans la chaire
où à pareil jour il était monté pour
la première fois cinquante ans plus tôt. Le T. R Père
et moi, nous étions dans la sacristie, attendant l'arrivée
de Monseigneur. On vint nous prévenir que la voiture épiscopale
s'arrêtait à la porte: «Vite, mon petit, vite,
il ne faut pas faire attendre Sa Grandeur», et sans plus attendre,
laissant se former le cortège officiel des enfants de chur
et des confirmants, il se dirige vers le parloir. Monseigneur Binet
y revêtait ses ornements épiscopaux. Quelqu'un de son
entourage annonça le Père Dehon. Monseigneur sortit
aussitôt, fit quelques pas dans le corridor et prenant les
mains du Père, l'empêcha de s'agenouiller et lui dit:
« Oh, Père, que je suis heureux de vous voir.
J'ai admiré à la fois la simplicité respectueuse
de notre vénéré fondateur voulant donner à
tous l'exemple du res-pect et se préparant à rendre
hommage au Pasteur du diocèse et la simplicité affectueuse
de ce même pasteur refusant cet hommage d'un prêtre
qu'il aimait et vénérait.
Citerai-je encore ce magnifique portrait tracé de lui par
un de ses anciens élèves dans le journal « Lc
Guetteur de l'Aisne » : ` « Le T. R. P. Dehon, tel un
patriarche est enseveli au pied de l'arbre qu'il a planté
et qui, grêle et fluet en ses premières années
étend, maintenant ses branches, au loin sur le globe. Son
souvenir restera vivant dans le coeur de tous ceux et ils
sont nombreux à qui sa parole a fait du bien.
Ce gentilhomme il l'était jusqu'au bout des ongles
de l'aristocratie terrienne de la Thiérache et qui
pouvait se réclamer de la noble lignée des d'Hondt
du Hainaut, lesquels par suite de l'injure des temps abandon-nèrent
la particule, sut se faire pardonner sa fortune en la sacrifiant
pour la fondation de grandes uvres religieuses. Et sa distinction
d'allures et de manières qui pouvait sembler parfois
un peu altière et dédaigneuse il la sut assouplir
et rendre accessible par son indulgente bonté et sa simplicité
d'accueil.
Un socialiste fameux de Saint-Quentin, un jour d'exaltation était
venu avec l'intention de provoquer, de narguer, de bafouer la calotte
an seuil même de 1'1nstitution Saint-Jean. I1 se trouva inopinément
face à face avec 1'abbé Dehon. Surpris décontenancé,
ébaubi et pantois, il dut rengainer et ne put se tirer d'embarras
qu'en bafouillant une banale formule de politesse: «Monsieur
l'abbé Dehon, je suis bien aise de vous saluer».
Disciple de Jésus-Christ qu'il servait avec une foi pro-
fonde et un respectueux amour, son grand cur de prêtre
(le prêtre est un autre Christ) 1'avait porté d'abord
« à mul-tiplier le pain » de la bonne doctrine
pour le distribuer aux petits et aux humbles, foule affamée
qui attirait sa compatissante bienveillance: « Les petits
ont demandé du pain... J'ai pitié de cette foule ».
I1 fit sienne aussi cette monition du Maître: « Laissez
les enfants venir à moi ! » De là est née
son uvre d'éducation de la jeunesse, l'Institution
Saint-Jean.
Enfin son âme ardente débordante de charité
avait recueilli aussi pieusement pour la réaliser cette autre
parole du Christ: « Je n'ai été envoyé
que pour les brebis égarées» et celle-ci: «Allez
enseignez l'Evangile à toute créature! » Et
le vaillant et intrépide Mgr Grison, pré-sent aux
obsèques, qui compte 28 ans de ministère très
actif en Afrique équatoriale et qui représentait à
lui seul, si noblement tous les fils spirituels du R. P. Dehon dis-séminés
par le vaste univers, prêchant baptisant, caté- chisant,
besognant, se tuant à la peine, était un témoin
singulièrement probant de la puissance persuasive et du zèle
conquérant du vénérable défunt.
Il laisse un nom béni, des ouvrages nourris de saine et forte
doctrine, empreints de piété douce, engageante, mais
sincère et exacte à ne pas dissimuler les aspérités
et les exigences de la morale chrétienne. Il laisse surtout
une oeuvre vaste et féconde, en pleine prospérité,
animée de son esprit de foi et qui vivra de sa vie, chargée
de fleurs et de fruits de salut: la Société des Prêtres
du Coeur de Jésus.
Cet homme d'une rare énergie et d'une activité dévorante
est mort pour ainsi dire la plume à la main, ayant dépassé
notablement la durée ordinaire de la vie humaine et selon
la gracieuse image employée par Mgr Binet, les anges ont
recueilli cette plume pour inscrire là-haut, le nom du R.
P. Dehon sur le livre de vie.
Pour la première fois, après une vie passée
dans, le renoncement au service des humbles, vouée à
l'extension du Règne du Christ pour la propagation de sa
doctrine et de sa morale,
Après tant de combats, d'épreuves et de travaux,
Noble ouvrier du Christ, il jouit du repos.
A l'auteur de ces lignes, qui modestement se cache sous les initiales
J. C. un cordial merci pour cet hommage rendu à l'intelligence
et au coeur de notre Père, par une autre intelligence et
un autre coeur.
Quelques lignes prises çà et là dans les nombreux
hommages rendus au caractère et aux vertus du T. R. P. Dehon
compléteront ces portraits tracés de main de maître.
Elles montreront l'impression profonde qu'il produisait sur ceux
qui l'approchaient. Elles témoigneront de l'estime dans laquelle
il était tenu par les personnalités du monde religieux
et laïque.
Le T. R. P. Philippe, Assistant général nous donne
en fin de son émouvant article, « Les derniers jours
d'une belle vie», le télégramme envoyé
au nom du Souverain Pontife par son Eminence le Cardinal Gasparri.
Le cardinal Pompilli, vicaire de sa Sainteté, envoyant ses
condoléances, écrit: «J'ai rencontré
le regretté Père lors de la pose de la première
pierre de l'église du Sacré--Coeur aux Pratti. Il
m'a fait l'impression d'un saint. Je me souviens de ses paroles
pleines d'ardeur et de sagesse paroles qui trahissaient le cur
d'un apôtre. Je prierai pour lui, comme vous 1e demandez,
Mais je suis convaincu quil n'a pas besoin de nos prières.»
Il écrit à notre Procureur général:
«Il mest tombé sous les yeux un article qui parlait
des funérailles du T. R. P. Dehon à Bruxelles. jen
ai ressenti une vive douleur, car c'était un vrai saint.
».
Toutes ces journées étaient laborieuses et employées
au bien. Cette activité intense ne s'explique que par une
vie intérieure parfaite, vie remplie toute entière
de l'amour de Dieu.
Son Eminence le cardinal Mercier archevêque de Malines le
proclame un homme de prière et un ardent travailleur. Son
Eminence le cardinal Dubois dit: Le R. P Dehon fut un homme vraiment
apostolique et luvre qu'il a fondée et dirigée
depuis près de 50 ans atteste son esprit d'initiative, sa
grande foi et son ardente charité.
Monseigneur Le Roy, Supérieur général de la
congrégation du Saint Esprit le regarde comme un grand serviteur
de l'Eglise.
Le T. R. P. Ministre Général des Pères Capucins
l'ad-mire comme un des apôtres les plus ardents et les plus
bienfaisants du Cur de Jésus.
La T. R. M. Supérieure Générale des Soeurs
Victimes écrit du fond de sou cloître: «Celui
que vous pleurez et que nous pleurons aussi avec vous est un saint.
Il a glorifié Dieu dans sa vie et dans sa mort.
Les Surs Servantes du Cur de Jésus dont il fut
aumônier à Saint Quentin ne le jugent pas autrement:
«Notre très bon, très aimé Père
a quitté ce pauvre monde. Oh nous ne devons pas nous attrister
pour lui, non, car il a mérité de trouver et de rejoindre
son Jésus qu'il a tant aimé. »
Monsieur Georges Goyau de l'Académie française fait
parvenir ce petit mot: « C'est avec une vive émotion
que, de loin, j'unis ma prière à celle de votre Congrégation
pour le T. R. P. Dehon. Son Manuel Social orienta ma jeunesse; les
rencontres que je fis de lui m'ont laissé un profond souvenir.
Et les marques de bienveillance qu'il me témoignait furent
toujours précieuses pour moi.
Monsieur Charles Desjardins, un des vaillants députés
catholiques de l'Aisne a le regret de voir disparaître une
des plus pures et des plus nobles figures de notre temps dont la
fermeté d'âme, l'avait toujours impressionné.
Ces témoignages sont confirmés par bien d'autres,
sortis de milieux différents, venant de tous les coins de
lEurope.
Ils sont pour nous un doux réconfort. Il nous prouvent que
nous avions raison dapprécier et daimer celui
qui fut notre Père, celui dont le souvenir reste et restera
gravé au plus profond de nos coeurs.
R****
(Extrait du «Règne du Sacré-Coeur»
de 1925)
Le T.R.P. DEHON et son uvre Missionnaire
par Georges Goyau de lacadémie
française
« Votre uvre est bien de Dieu »: tel fut le jugement
du bienheureux Dom Bosco sur l'uvre entreprise par l'abbé
Dehon lorsqu'en 1877 celui-ci lui en soumit le plan; et 1'avenir
a justifié ce jugement. Entre la formule d'amende honorable
au Sacré-Cur, que récitent depuis un demi siècle
les Prêtres du Cur de Jésus, et l'acte de réparation
que naguère Pie XI, auteur de l'encyclique Miserentissimus
Redemptor, composait pour l'Eglise universelle, il. y a convergence:
et lon pourrait presque dire que c'est après s'être
essayée, cinquante ans durant, sur les lèvres du P.
Dehon et de ses prêtres, que la prière réparatrice,
sous une autre formule, fit son entrée dans le patrimoine
commun de la chrétienté. Ainsi se dessine en tout
son relief la place que tient, dans l'histoire de la piété
contemporaine, la personnalité du P. Dehon, tandis que d'autre
part sa congrégation, devenue missionnaire, a joué
son rôle et inséré son action dans l'expansion
actuelle de l'Eglise. Voilà deux honneurs, voilà même
deux gloires, dont nous voudrions en quelques pages, à la
lumière du récent livre de M. Kanters sur le. T. R.
P. Léon Dehon, préciser la portée.
C'était en 1871: dans l'agglomération ouvrière
de Saint-Quentin, un jeune prêtre survenait, avec une magnifique
réputation d'intellectuel. L'abbé Léon-Dehon
possédait quatre doctorats ! et ses gloires universitaires,
toutes fraîches encore, venaient shumilier en se mettant
dans un faubourg au service des pauvres. Il fondait le Cercle Catholique
Saint-Joseph; il rapprochait le Christ des foules, de ces foules
qui jadis avaient obtenu sa pitié, en posant les assises
de l'église Saint-Martin; et tandis qu'à Paris Albert
de Mun créait l'uvre des Cercles catholiques, l'abbé
Dehon, de son côté, sur son terrain paroissial se dévouait
à l'étude des besoins sociaux et des méthodes
qui pouvaient apporter un remède. Notre treizième
siècle chrétien avait vu le Bienheureux Réginald
abdiquer les honneurs universitaires pour se consacrer à
d'héroïques labeurs de charité: il semblait que
l'abbé Dehon eût imité ce geste en voulant employer
dans les discrètes besognes de l'apostolat populaire les
lumières acquises dans les universités romaines.
Mais pouvait-il oublier, pouvait-il méconnaître, qu'autour
de lui, dans dautres sphères sociales que celles où
tout dabord sétait dépensé son
zèle, de jeunes intelligences avaient soif, soif d'une
culture intellectuelle qui demeurât étroitement liée
à leurs affirmations religieuses, à leurs aspirations
mystiques ?
L'abbé Dehon, sans délaisser ses uvres ouvrières,
fonda 1'institution Saint-Jean, pour procurer à cette jeunesse
le double bienfait d'une solide instruction chrétienne et
des disciplines classiques traditionnelles.
C'en était assez, apparemment, pour occuper les années
de vie que Dieu lui réservait. Ces années, d'ailleurs
parurent bientôt devoir être brèves: on put craindre
en 1878 que de terribles hémorragies ne missent en péril
sa santé. Mais en ce moment même où l'état
de ses forces était réputé incompatible avec
toutes visées d'avenir, l'abbé Dehon, confiant et
tenace, persistait à mener à bonne fin la fondation
d'un institut que depuis quelques années il rêvait.
:Il avait lu, dans un des messages du Christ à sainte Marguerite
Marie, que les congrégations vouées au Sacré-Cur
ne périraient pas, qu'elles seraient guéries par Dieu,
relevées par Dieu, quand cela serait nécessaire. Et
fort de cette sécurité, il avait songé à
grouper des prêtres pour une oeuvre de « réparation
eucharistique et sacerdotale ». Son évêque voulait
un collège: l'institution Saint-Jean s'était ouverte.
Mais sous le couvert de ce collège, le groupement des prêtres
s'était ébauché.
La fin spéciale de ce groupement, expliquait le P. Dehon,
consiste `« à procurer la gloire de Dieu par une dévotion
particulière et ardente au Sacré-Cur de Jésus,
que tous s'efforceront de consoler, en réparant les injures
qui lui sont faites et en s'offrant à lui comme victime de
son bon plaisir, dans l'esprit de réparation et d'amour qui
est son caractère distinctif ».
L'idée dont il s'inspirait travaillait alors beaucoup d'âmes.
A Paris, la Mère Marie-Thérèse fondatrice de
l'Association réparatrice; à Marseille, les Pieuses
Victimes du Sacré-Cur; à Grenoble, la Sur
Véronique, organisatrice des Surs Victimes; à
Limoges, les Surs du Sauveur, instituées par la vénérable
Mère Marie du Bourg; à Saint-Quentin, les Surs
Servantes du Cur de Jésus, aspiraient à voir
éclore des uvres de prêtres qui fussent des uvres
réparatrices. Sans s'être concertées entre elles,
toutes ces femmes qui avaient, au pied des autels, « choisi
la meilleure part », appelaient de leurs vux l'organisation
de certaines familles sacerdotales qui partageassent avec elles
l'immense besogne expiatoire dont la chrétienté avait
besoin. L'abbé Dehon, par les visites qu'il faisait de cloître
en cloître, par les correspondances qu'il entretenait avec
une grande partie de l'épiscopat, percevait ces pulsations
des âmes; il avait l'assurance que si ses propres desseins
se réalisaient, il serait soutenu, épaulé,
mystérieusement poussé en avant, par d'innombrables
prières, un peu partout.
A quoi il s'exposait, vers quelles épreuves il s'acheminait,
il le savait clairement, nettement. Une des religieuses qui l'avaient
le plus instamment encouragé, Soeur Marie du Sacré-Coeur,
de la Visitation de Bourg-en-Bresse, lui écrivait: «
Courage ! à de telles missions correspondent ordinairement
de si effrayantes épreuves ! » Outre ses sérieux
accidents de santé, il connut l'épreuve d'un incendie,
et celle de la calomnie, celle d'enquêtes judiciaires succédant
à des rumeurs mensongères; il connut une épreuve
plus grave encore, une subite menace planant soudainement sur sa
congrégation et aboutissant à un ordre de dissolution
venu de Rome... Les pronostics de Sur Marie du Sacré-Cur
se vérifiaient. Mais un an plus tard, en 1884, une démarche
de l'évêque de Soissons auprès du Saint-Siège
ressuscitait le fervent groupement, qui devait en 1888 obtenir un
bref laudatif, en 1906 une approbation définitive de Rome.
L'institut des prêtres du Sacré-Cur, en 1928,
trois ans après la mort du P. Dehon, comprenait onze cents
membres, les novices compris, répartis en quatre provinces,
franco-belge, allemande, hollandaise, italienne: la milice spirituelle
que le P. Dehon avait voulu mettre au service de l'idée réparatrice
possède ses scolasticats, ses noviciats, ses écoles
apostoliques, où chacun, suivant les expressions du fondateur,
considère l'adoration réparatrice comme une audience
royale quotidienne et vise à imiter « les amis de Béthanie,
auprès desquels Jésus prenait son repos ».
Le « zèle apostolique ardent » que le R. P. Dehon
commandait comme la première fin de ce groupement trouvait,
en France même, au Val des Bois, dans les uvres religieuses
et sociales organisées par Léon Harmel, un beau terrain
d'expansion; et les périodes successives de la vie du P.
Dehon, sa période sociale et sa période mystique,
semblaient s'unifier, se confondre, dans les séjours qu'il
aimait à faire en son terroir du Val des Bois. Ce fut là,
à proximité des ouvriers, à proximité
d'un patron chrétien comme Harmel, que se mûrissait
lentement, dans la pensée du P. Dehon, l'idée de ce
« Manuel social chrétien », qui, il y a près
de quarante ans, au lendemain de l'Encyclique de Léon XIII
sur la condition des ouvriers, orienta beaucoup d'aspirations juvéniles
dans les voies de l'action sociale. J'entends encore le P. Dehon,
à cette époque, au Val des Bois, développer
devant de jeunes clercs et de jeunes laïcs les grandes lignes
de la doctrine pontificale et déduire les enseignements qui
s 'en dégageaient pour leurs énergies. Altière
était sa silhouette, et rigoureuse sa théologie, mais
tout de suite, dès qu'il parlait, affleurait sur ses lèvres
cette tendresse d'âme qui s'alimentait, dans ses méditations
quotidiennes, par la contemplation constante d'une autre tendresse
la tendresse de l'Homme-Dieu. Il était avant tout, comme
apôtre social, le disciple du cur qui avait eu pitié.
Disciple de ce Cur: c'est là ce qu'il voulait être
un disciple créateur d'autres disciples. L'adoration
réparatrice du Saint Sacrement et l'oblation quotidienne
d'eux-mêmes au Sacré-Cur, telles étaient
les deux pratiques fondamentales qu'il exigeait de ses prêtres.
Il créa une revue, il multipliait les opuscules, pour propager,
parmi le peuple chrétien, des préoccupations parallèles.
A sa demande, il y a prés de cinquante ans, Mgr Gay avait
obtenu qu'un tiers à peu près des évêques
français adressassent un appel à leur clergé,
en faveur des idées maîtresses qui avaient groupé
à Saint-Quentin les premiers Prêtres du Sacré-Cur,
idées de rédemption par la prière, par le sacrifice,
par la souffrance.
Au mois d'août 1920, plus qu'octogénaire, le R. P.
Dehon succombait. Il avait voulu susciter parmi les serviteurs de
l'autel des vocations d'immolés, filles de la sienne: il
y avait réussi. Une fois de plus, dans l'histoire de l'Eglise,
la preuve avait été faite, grâce à lui,
que l'idée réparatrice est un ferment de progrès,
et que l'esprit de mortification est un élément de
vitalité.
II
Mais ces détachés, ces mortifiés, ces victimes
volontaires d'une existence d'immolation devaient tout en même
temps, dans la pensée du P. Dehon, s'estimer heureux d'être
les coopérateurs de Jésus-Christ dans la grande uvre
du salut. Leur Directoire spirituel, par lui rédigé,
spécifie nettement: « Ils ne laisseront pas, au mépris
de son amour, périr des âmes qui lui sont chères...
Leur zèle s'exercera dans les missions lointaines, où
il y a plus de fatigues, plus de difficultés, plus de périls
pour la santé et pour la vie que dans l'Europe. Un amour
ardent se prouve par l'esprit de sacrifice ». Et de fait,
dès 1888, les Prêtres du Sacré-Cur devenaient
missionnaires dans l'Equateur, dont une révolution anti-religieuse
les forçait bientôt à s'éloigner; en
1893, ils s'installaient au Brésil, où ils ont actuellement
deux champs d'apostolat; depuis 1912, ils sont au Cameroun français,
depuis 1923, ils sont dans le Sud Africain britannique et chez les
Peaux Rouges du Dakota méridional.
Mais c'est surtout au Congo belge, où ils sont actuellement
une quarantaine, que leur apostolat a trouvé le plus propice
des terrains. Là, dans un vicariat dont la superficie est
égale à six fois celle de la Belgique, ils agissent
en auxiliaires du progrès humain, progrès matériel
et progrès moral. A la lumière de cette page d'histoire
contemporaine, l'ascétisme se révèle, une fois
de plus, comme un ouvrier de la véritable vie: on croit qu'il
ampute mais au contraire, il épanouit; on simagine
qu'il paralyse tandis que bien plutôt il donne élan
vers certaines conquêtes, dont Dieu et les âmes bénéficient.
Lorsque en 1897, deux prêtres du Sacré-Cur, le
P. Gabriel Grison et le P. Lux, furent envoyés au Congo par
le T. R. P. Dehon, ils arrivaient de la république de l'Equateur,
d'où la persécution les avait chassés. «
Le P. Général m'envoie fonder une mission au centre
de l'Afrique, disait le P. Grison, je l'ai toujours désiré;
mais comment ferons-nous ? Nous n'avons. ni hommes ni argent ».
Il partit avec un billet d'aller et retour offert par l'état
indépendant du Congo. Ainsi devait, dix ans plus tard, partir
de Venise pour Rome, s'étant d'avance muni de son coupon
de retour, le cardinal Sarto... Autre coupon qui ne fut point utilisé
!
Le P. Grison resta là-bas; dès Noël 1897, dans
une installation de fortune, à quelques kilomètres.
en aval de Stanleyville, il célébrait devant cinq
blancs et deux cents noirs la première messe de minuit qui
eût jamais été murmurée dans ces régions;
et le lendemain matin, seul dans la forêt méditant
et priant, il lui semblait entendre, « dans le lointain de
l'avenir, les cloches sonner à toute volée et appeler
les pauvres tribus noires, à la grande solennité de
Noël! »
Bien vite, il se familiarisait avec les noirs, s'en allant. de hutte
en hutte, jeter dans leurs marmites d'amicales pincées de
sel, et les grondant, mais pas trop fort, lorsque parfois, la nuit,
ils venaient vociférer autour de sa tente en l'honneur de
la lune. Parmi eux il y avait des cannibales, des mangeurs de cadavres:
il fallait lutter contre cette barbarie. Le Père, un jour,
voyait survenir deux noirs; le premier avait vendu sa femme au second,
pour que celui-ci la mangeât; et l'acheteur, une fois repu
de cet épouvantable menu, refusait de payer. Voilà
la terre de sauvagerie où les Prêtres du Sacré-Cur
al-laient implanter la mansuétude du Christ et révéler
aux hommes la dignité de l'homme.
De jeunes esclaves furent rachetés, un orphelinat se fonda.
Puis, çà et là, des fermes-chapelles s'ouvrirent,
où des catéchistes groupaient la population et la
préparaient à l'arrivée du mission-naire nomade.
« Nous voulons marcher sur le chemin frais, non sur le chemin
de feu », disaient les noirs; le premier de ces chemins, pour
eux, c'était la route du ciel, et le second la route de l'enfer.
Leur choix était fait; ils optaient pour le premier. Et d'année
en année, le T. R. P. Dehon expédiait là-bas
de nouveaux missionnaires, en pâture au labeur, en pâture
à la mort. En douze ans, treize succombèrent. Parfois
quelque vieille pirogue, avec laquelle de leur vivant ils avaient
affronté les rapides du fleuve Congo, fournissait, lorsqu'ils
étaient morts, le bois nécessaire pour fabriquer leur
cercueil.
« Mes pensées, écrivait un jour l'un de ces
missionnaires, me reportent vers Bruxelles, la chambrette du boulevard
Militaire, la modeste chapelle, nos fidèles si pieux et si
dévoués, le couvent des Trinitaires, et, plus loin
le petit village du Limbourg, et les vieux parents, et je sens une
larme couler sur mes joues bru-nies. Mais voilà que j'entends
près de la maison un sourd gro-gnement; c'est, sans doute,
un sanglier qui vient me rendre visite, car les animaux sauvages
abondent dans la forêt, peuplée de singes, de buffles,
de léopards et autres hôtes tout aussi aimables, Malgré
ces intimidants voisinages, l'humeur des Prêtres du Sacré-Cur
demeurait allègre: c'étaient de si braves gens que
ces noirs, quand ils voulaient faire plaisir à leurs apôtres!
Un jour, le P. Grison, montrant à l'un d'entre eux une soutane
toute rapiécée, lui remettait une pièce d'étoffe
pour qu'il fabri-quât une autre soutane sur ce modèle.
Le nègre avait l'esprit si ponctuel, que dans le vêtement
qu'il tailla, il reproduisit avec une scrupuleuse exactitude toutes
les pièces de l'ancien, et le P. Grison fut ainsi propriétaire
d'une soutane incontestablement neuve et toute rapiécée!
Rome bientôt y mit du violet, car la mission des Falls, devenue
préfecture en 1904, fut, en 1908, transformée en vicariat,
avec Mgr Grison comme titulaire. Son champ d'apostolat s'élargissait;
ses voyages multipliaient les semences et multipliaient les fon-dations;
et son imagination de poète, dans les lettres qu'il écrivait
en Europe, lui inspirait je ne sais quels accents lyriques pour
célébrer au fond des grandes forêts équatoriales,
le premier contact du surnaturel avec la nature vierge. `«
Nous avons récité tout à l'heure, notait-il
un soir, la prière tous ensemble, et sans doute cette nature
sauvage a tressailli en entendant pour la première fois depuis
de longs siècles, peut-être depuis toujours, sur ces
lèvres humaines, le nom de son Créateur. Une douzaine
de feux sont allumés çà et là prés
des huttes improvisées; faible-ment éclairés
par ces lumières vacillantes, les arbres paraissent dimmenses
fantômes, qui semblent nous demander pourquoi nous venons
troubler leur domaine. Ces feux du soir, cette faible lumière
dans les profondeurs ténébreuses, c'est ma présence
au milieu de ces pauvres gens, ils ne savent pas au juste qui Je
suis, néanmoins ils mettent une différence entre un
blanc de l'Etat et moi; ils savent vaguement que je suis venu les
obliger à penser et à agir autrement qu'ils ne font.
La lumière et la grâce commencent à briller
dans la nuit ».
La lumière et la grâce brillent là-bas actuellement,
dans l'âme de plus de vingt-neuf mille chrétiens et
de quatorze mille catéchu-mènes. Un petit séminaire
s'est ouvert en 1921, pour préparer au sacerdoce les petits
noirs: la formation d'un clergé indigène, qui ne s'accomplit
qu'avec de grandes lenteurs dans beaucoup d'autres champs de missions,
est ainsi entreprise, dans la Mission des Falls, au bout d'un premier
quart de siècle d'existence.
Et dans cette Eglise votive internationale du Cur de Jésus,
qu'édifie lentement à Rome la congrégation
des Prêtres du Sacré--Cur, et pour laquelle Pie
XI s'est naguère inscrit comme souscripteur, on verra peut-être
monter à l'autel, dans quelques années un de ces jeunes
noirs qui déjà forment le noyau d'un clergé,
là où il y a trente cinq ans manquaient encore les
germes d'une chrétienté.
III
Tels furent et tels seront, grâce aux progrès
constants de l'Institut, les fruits de l'émouvante offrande
que le P. Dehon avait faite, et de ses actions et de se intentions
au Cur de Jésus. «Pour Lui je vis et pour lui
je meurs, s'écriait-il en mourant ». Et celui qui devait
lui succéder comme supérieur général,
le R. P. Philippe, trouvait dans son testament et dans le codicille
où il affirmait sa volonté de mourir en disciple et
en apôtre du Sacré-Cur, une sorte de renouvellement
de la charte fondamentale de l'Institut. Mais une autre trouvaille
allait attester comment dans sa vie personnelle le T. P. R. Dehon
appliquait le programme qu'il donnait à tous ses confrères.
Sur une enveloppe, on lisait une phrase latine qui signi-fiait:
« Ne dédaignez pas, Seigneur d'accorder votre amour
d'amitié à votre très pauvre serviteur. Fiat
! Fiat! »
Le P. Philippe ouvrait le pli: il y recueillait une formule, écrite
de la main du P. Dehon, et qui s'intitulait: Pacte avec Notre Seigneur,
formule par laquelle chaque jour il se vouait au Cur du Christ,
acceptant de lui toutes les épreuves, faisant de son amour
pour lui le point de départ de toutes ses actions, et aspirant
à ce bonheur, à cette grâce, de sentir concentrées
sur ce Cur toutes les intentions de son propre cur,
à lui. Ce pacte subsiste comme un document d'âme; mais
à toutes les autres âmes, aussi, il offre une devise
de vie intérieure; et dans une telle devise la spiritualité
contemporaine peut trouver un magnifique résumé de
ses aspirations, et une éloquente expression de tout ce qu'il
y a de passivité soumise et d'aimante activité dans
ce mot du Pater: Fiat!
Georges GOYAU (de l'Académie Française.)
Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en reproduisant
ici le « Pacte d'Amour » avec le S. C. du T. R.P. Dehon
dont parle ci-dessus l'illustre académicien.
PACTE DAMOUR du T. R. P. Dehon
(28 Juin 1878)
Mon Jésus, je fais vu devant vous et devant votre Père
céleste, en présence de Marie Immaculée, ma
Mère et de Saint Joseph, mon protecteur, de me vouer par
pur amour à votre Cur Sacré, de consacrer ma
vie et mes forces à luvre des Prêtres de
votre Cur, acceptant d'avance toutes les épreuves et
tous les sacrifices qu'il vous plaira de me demander.
Je fais vu de donner pour intention à toutes mes actions
le pur amour pour Jésus et son Cur Sacré et
je vous supplie de toucher mon cur, de l'enflammer de votre
amour, afin que non seulement j'aie l'intention et le désir
de vous aimer, mais encore le bonheur de sentir, par l'effet de
votre sainte grâce, toutes les affections de mon cur.
concentrées sur vous seul.
"Amicitiam tuam pretiosam pauperculo illo discipulo reddere
non dedigneris, Domine." (*)
FIAT ! FIAT !
(* = Ne refuse pas, Seigneur, de donner ta
précieuse amitié au pauvre disciple que je suis, fiat!
fiat !)
TESTAMENT SPIRITUEL DU PERE DEHON
Mes bien chers fils,
Je vous laisse le plus merveilleux des trésors, cest
le Coeur de Jésus. Il appartient à tous, mais il a
des tendresses particulières pour les Prêtres qui lui
sont consacrés, qui sont tout dévoués à
son culte, à son amour, à la réparation quil
a demandée, pourvu quils
soient fidèles à cette belle vocation.
Notre-Seigneur aimait tous ses apôtres, mais na-t-il
pas aimé avec une tendresse spéciale lapôtre
saint Jean, à qui il a légué sa Mère
et son Divin Coeur ?
Le beau décret de Léon XIII du 25 Février 1888
le disait:
« Cet Institut sera comme un bouquet de fleurs pour le Coeur
de Jésus, si ses membres sont en tout unis et dévoués
au Sacré-Coeur et sils font régner son ardent
amour en eux-mêmes et parmi les peuples quils évangéliseront.
»
AVANT-PROPOS,
EXERGUE - CAUSES
INTRODUITES
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